Légende n°9 : Le seigneur noir.

1.

Jeannot avait 11 ans lorsque le drame survint. Ils étaient une centaine à vivre dans ce petit village où ce n’est plus la plaine et pas encore le montagne. De hauts sommets ceinturaient l’horizon dont certains restaient longtemps recouverts de neige. La forêt courait jusqu’au pied de la barre rocheuse et sur un des mamelons, le château du seigneur noir dominait les petits villages qui s’accrochaient sur les terrains dont la pente permettait encore la culture. Il vivait dans une petite cabane avec sa mère et sa petite sœur Agnès de deux ans plus jeune que lui. Son père était mort depuis trois ans victime d’un accident. Réquisitionné par le seigneur noir, il travaillait à la réparation d’une tour du château, lorsque l’échafaudage s’était rompu. Il fut précipité dans le vide et tué sur le coup. Depuis, la misère s’était installée chez eux.

Jeannot partit tôt ce matin là ramasser du bois qu’il revendait à un prix misérable aux quelques maisons un peu plus fortunées, en général des artisans. La forêt ce jour là résonnait du tintamarre provoqué par le seigneur noir à la chasse. Le sol trépidait sous le galop des chevaux et les aboiements des chiens se rapprochaient. A travers les branches, on apercevait parfois un cavalier. Jeannot ne s’intéressait pas à la chasse mais restait vigilant afin de ne pas écoper d’une flèche égarée. Quand le seigneur chasse, il vaut mieux se trouver loin, car ce maudit chasseur ne respecte rien et pour lui les serfs ne sont que quantités négligeables face au gibier. Malheur à celui qui se trouve sur son chemin. Le jeune garçon attachait son fagot avec de jeunes rameaux de coudrier lorsqu’il aperçut courant vers lui, une biche et son petit poursuivis par le chasseur et ses meutes humaines et animales. Jeannot se glissa sur une arête rocheuse d’où il pouvait voir la scène sans risquer se retrouver sous le sabots des chevaux. Des rochers aux formes irrégulières le séparaient des cavaliers et la biche espérait échapper à ses poursuivants dans ce secteur accidenté. Elle bondissait majestueusement au dessus des rochers, sans toutefois aller au maximum de sa vitesse pour ne pas semer son petit. A ce train, les cavaliers gagnaient sur elle et soudain, alors qu’elle franchissait un rocher dans une superbe envolée, une volée de flèches s’abattit sur elle. Le petit parvint à passer les rochers mais une flèche l’atteignit au bas d’une jambe. Ce triste spectacle fendit le cœur du garçon. Bien que n’ignorant pas que jamais un serf ne peut intervenir dans une chasse du seigneur il ne put résister au désir de secourir la petite bête. Il se faufila dans les rochers se saisit de l’animal et prit les jambes à son cou. Derrière lui il entendit les chasseurs s’exclamer.

- Maître regardez. Un garçon s’est emparé du petit.

Le seigneur pointa son bras vengeur sur lui en hurlant.

- Attrapez les ! Je les veux tous les deux. Ne tuez pas le garçon. Je le châtierait moi même sur la place du village pour montrer à ces manants ce qui arrive quand on ne respecte pas le droit du maître.

Jeannot profita d’une faille étroite qui grimpait dans les rochers pour s’y gisser ce qui obligea les cavaliers à mettre pied à terre et contribua notablement à augmenter leur hargne envers lui. Leste comme un écureuil, sans le petit qu’il portait, Jeannot les aurait certainement semés, mais son fardeau le freinait. Parfois les chasseurs se rapprochaient dangereusement d’eux, parfois les accidents du terrain favorisaient sa fuite. La poursuite dura plusieurs heures. La fatigue commençait à peser dans les jambes du garçonnet, heureusement, il en était de même chez ses poursuivants. La montagne malgré sa sévérité est riche en cachettes et en ressources. Se faufilant habillement parmi les rochers et les sapins, il parvint après mille péripéties à échapper à leur vue. Il en profita pour souffler un instant. Se retournant, il constata qu’il se trouvait beaucoup plus haut qu’il ne le pensait, son acharnement à fuir ses poursuivants l’avait entraîné très loin. D’où il était, par dessus la forêt il apercevait les huttes des villages pas plus grosses que des brins de paille.

Une nouvelle angoisse vint s’ajouter aux autres, il ne pouvait rester aussi haut dans la montagne. A la fin de l’été, ici les pluies se transforment en neige. Rester à cette altitude posait de gros problèmes de survie. Les nuits sont froides et la nourriture inexistante. Il décida de rejoindre la forêt qu’il connaissait bien en contournant le pic rocheux, tout en restant dans la partie haute afin de conserver une certaine distance avec le château. Près du village, il n’avait aucune chance d’échapper à ses poursuivants. Il marcha encore de longues heures à la recherche d’un abri qu’il devait impérativement trouver avant la nuit pour se protéger du froid et surtout des loups.

Enfin, contre une barre rocheuse il trouva une petite grotte à peine visible tant le trou qui permettait son accès était petit. Il s’introduisit avec le faon. La petite bête semblait s’être habituée à lui et ne cherchait pas à fuir. Après s’être assuré que la grotte ne réservait pas de désagréables surprises, il ressortit. Tout près de la grotte, une source ricochait dans les rochers, il s’installa sur le bord et lava la plaie du petit. Elle n’était pas très profonde, la flèche l’avait effleuré entaillant superficiellement sa chair. Il déposa des herbes cicatrisantes dessus et les fit tenir avec son mouchoir. Pressé par l’approche de la nuit il se dépêcha de ramasser du bois mort pour faire du feu. Son père lui avait appris à l’allumer avec deux bouts de bois secs et dur. Enfin quand de petites flammes entamèrent leur danse, il put souffler, assis près du feu, le petit faon appuyé contre lui. La faim le tenaillait car il n’avait pas mangé de la journée, mais il ne se plaignait pas, heureux d’avoir réussi à semer les soldats du seigneur noir. Son bon cœur l’avait mis dans une tragique situation. Jamais le seigneur ne lui pardonnerait ce qu’il venait de faire, pour lui un geste naturel, mais pour le seigneur noir, le sinistre comte Fourchu, une insulte, un affront criminel. Il savait que dès le lendemain, le seigneur reprendrait sa poursuite avec des chiens, plus d’hommes et qu’il n’aurait de cesse jusqu’à ce qu’il l’attrape et le pende après l’avoir torturé sur la place publique. Ce qui le peinait le plus c’est d’être contraint de fuir loin de sa mère et de sa sœur qui avaient toutes deux grand besoin de lui, maintenant qu’il était capable d’accomplir des tâches. Des larmes coulèrent sur ses joues en pensant à ces deux êtres aimés qu’il ne reverrait certainement plus. Le petit faon le regardait de ses deux grands yeux candides. Lui aussi était seul et avait perdu sa mère. Instinctivement il le serra contre lui. L’adorable petite bête lécha sa joue de sa langue râpeuse.

Il dormit peu, il s’assoupissait et se réveillait en sursauts, torturé par l’inquiétude et les cauchemars. De temps à autre il poussait un bout de bois sur le feu qu’il entretenait de façon à ce qu’il se prolonge lentement sans faire trop de fumée.

La nuit fut longue. Enfin le jour se levait. C’est dans une joie mitigée qu’il vit le sommet des arbres s’éclairer alors que le ciel se teintait. Il était conscient que la journée serait terrible pour lui. Le seigneur noir dans quelques instants allait lancer ses troupes à sa poursuite. Bien vite les chiens le retrouveraient ici. Il fallait partir. Partir loin, partir vite. Habitué à courir dans la forêt, malgré sa mauvaise nuit il avait bien récupéré des violents efforts faits la veille.

Il s’allongea sur le bord du ruisseau et se mit à boire longuement. Le petit faon en fit autant. Il tendit sa main pour le caresser.

- Tu permets que je t’appelle Agnès ? C’est le nom de ma petite sœur.

La bête secoua la tête comme si elle approuvait.

- Je constate que ce matin tu peux trotter, j’en suis ravi car je crois que nous allons avoir de nombreuses lieues à parcourir.

Soudain, il entendit un sourd ricanement chevroter derrière lui. Il se retourna en se redressant vivement. Un nain assis sur une souche le regardait, le visage déformé par un sourire ironique. " Ces gens là sont ou très bons ou méchants lui avait dit son père. Quand tu les rencontres dans la forêt, tu fais comme si tu ne les voyais pas ".

- Si ça peut te rendre service. Je te signale que le seigneur Fourchu vient de quitter son château avec 30 cavaliers, 20 chiens et 50 rabatteurs. Ta mère et ta sœur ont été jetées dans un cachot du château. Bon courage Jeannot, tu n’auras pas vécu longtemps car ce soir tu seras pendu, lui déclara le nain railleur.

- Maudit sois-tu, nain de malheur. Tu devrais avoir honte de rire d’un pareil événement. J’ai faim, n’aurais-tu rien à me donner à manger ? Je te le rendrai.

- Où ? En enfer ? Tiens attrape, fit-il en lui lançant le trognon de pomme qu’il croquait.

Jeannot l’attrapa au vol et l’avala sans prendre la peine d’enlever les pépins. " Viens, fit-il en regardant Agnès qui broutait à côté de lui". Il l’attrapa dans ses bras et descendit en marchant dans l’eau pour ne pas laisser de traces détectables par le flair des chiens.

- Comment feras-tu plus loin où l’eau est profonde ? lui demanda le nain.

- Tu n’as qu’à me suivre et tu verras.

- Bien sûr que je vais te suivre, je ne veux pas manquer la curée. J’adore quand les hommes s’entre-tuent.

Jeannot descendait le ruisseau en prenant soin de ne pas glisser sur les pierres, le nain sur le bord gambadait en lui prodiguant sans cesse des moqueries souvent méchantes. D’autres nains l’avaient rejoints dont une femme avec ses deux enfants. Le jeune garçon n’écoutait plus leurs railleries. Le long du parcours, plusieurs ruisseaux venaient grossir celui qu’il empruntait et maintenant l’eau lui arrivait au dessus des genoux. Entre des gros rochers les trous d’eau devenaient de plus en plus profonds. Le temps passait et déjà on pouvait entendre sur les hauteurs les aboiements des chiens et venant d’un peu plus bas, le grondement fracassant du torrent qui se jetait dans le vide. Les chiens avaient certainement suivi ses traces jusqu’à la grotte, maintenant, ils devaient être désorientés, mais pas pour longtemps car bien vite les poursuivants devineraient le chemin qu’il avait pris en utilisant le ruisseau pour brouiller les pistes. Bientôt ils seront sur ses pas. Il ne lui restait qu’une solution s’enfoncer dans le ravin creusé par le ruisseau, en espérant que ses poursuivants ne se hasarderaient pas à le suivre sur ce terrain extrêmement dangereux. Sa situation n’était pas brillante car même si ses poursuivants ne se risqueraient pas dans ce précipice, lui par contre en resterait prisonnier. Il serait très facile au seigneur noir de poster des sentinelles sur les sentiers qui longeaient de part et d’autre les deux falaises et de le cribler de flèches dès qu’il se montrerait. Malheureusement, il ne lui restait pas d’autres solutions. Il arrivait au point de non retour. Ou continuer à suivre le ruisseau et s’enfoncer dans le ravin, ou bifurquer sur le côté pour l’éviter mais se faire rattraper à coup sûr. Les aboiements des chiens se rapprochaient toujours. Alors qu’il réfléchissait une dernière fois au chemin à prendre, un bruit insolite capta son attention. Un plouf suivi de cris. Il se retourna et vit derrière lui un enfant nain tombé à l’eau qui se débattait désespérément et que le courant emportait vers la cascade. Sans hésiter il plongea. La mère arrivait en criant, sautant de rochers en rochers. Tout le monde sait que les nains ne savent pas nager, tout au moins ceux de cette région du Dauphiné. Par chance il agrippa la main de l’enfant et réussit à se caler contre une grosse pierre pour échapper à l’aspiration du courant qui s’intensifiait entre les rochers avant de se précipiter dans une saut de 100 mètres au fond du ravin. L’eau était glacée comme dans tous ces torrents de montagne. La mère arrivait affolée, les bras tendus vers le ciel, d’autres nains couraient derrière. Il tendit l’enfant à la mère qui le serra contre sa poitrine encore secouée par les sanglots du désespoir.

- Vite, il faut partir, ils arrivent, cria un nain.

En quelques secondes, ils disparurent. Jeannot restait là transit de froid à s’égoutter. Il regarda tristement Agnès. C’est par réflexe humanitaire qu’il l’avait sauvé et maintenant il avait conscience de s’être attaché à cette adorable petite bête. L’heure de la séparation sonnait. Dans le précipice, il aurait besoin de ses deux mains et il lui serait impossible de porter l’animal.

- Qu’est-ce que je vais faire de toi ? Je ne pourrai pas te porter et le chemin que je vais prendre est trop dangereux pour toi, malheureusement, tu n’es pas assez rapide pour échapper aux chiens. Je crois qu’on est foutu tous les deux. Pars ! Fuis dans la forêt. Tu as peut-être une chance car les chiens vont se concentrer sur moi. Que Dieu te garde, ajouta-t-il les yeux larmoyants.

Sans hésiter il s’engagea dans le ravin. A cet endroit l’à pic faisait au moins 100 mètres et allait en s’accentuant. Jamais personne ne s’y était aventuré et certainement personne n’oserait le suivre dans cette fuite suicidaire. Mais il n’avait plus le choix. Le plus important pour lui était de ne jamais se montrer à découvert pour ne pas s’exposer aux flèches. La disposition des rochers lui facilitait la tâche. Ils descendaient brutalement sur une dizaine de mètres et ensuite offraient un toit qui le cachait du sentier. Sans se presser, il se faufila entre les rochers très découpés qui lui offraient suffisamment de prises pour s’accrocher. L’autre flanc du ravin présentait une face verticale d’une sauvagerie impressionnante comme le sont souvent les falaises calcaires des Préalpes ce qui le mettait pour l’instant, à l’abri de tout danger venant de ce côté. Après une demi heure de progression périlleuse dans la falaise il s’arrêta pour souffler. Quoique convaincu qu’aucun des soldats du seigneur se soit hasardé à le suivre, trop lourdauds pour s’aventurer sur ce terrain dangereux, il préféra s’en assurer en vérifiant derrière lui. Quelque chose bougea dans les rochers. Une petite tâche, trop petite pour être un homme. La tâche réapparut. Elle avançait vers lui. Puis, l’animal sauta et vint se pelotonner contre lui.

- Agnès ! Pourquoi m’as-tu suivi ? Ici, nous sommes condamnés. On va bientôt mourir tous les deux.

En lui parlant il regardait les deux flancs du ravin qui se resserraient. Agnès lui lécha la joue. Ils restèrent ainsi tous les deux quelques instants à se regarder puis repartirent en redoublant de précautions. D’où il était, protégé par la roche qui le surplombait, il ne craignait rien venant au dessus de lui, mais le ravin continuait à se resserrer et soudain, après une longue courbe ce qu’il redoutait se présenta. Un pont de bois enjambait le précipice. Il resta debout, pétrifié, conscient que sa dernière heure arrivait. Le pont n’était pas désert, des formes inquiétantes allaient et venaient. Un sifflement déchira l’air et une flèche ricocha sur les rochers derrière lui. Sa fuite s’arrêtait ici. Il s’assit à l’abri derrière de gros rochers, Agnès à ses pieds. Les archers se postaient tout le long du pont, face à lui. Sous lui, le torrent impétueux tourbillonnait et la roche devenue plus lisse interdisait tout accès. Impensable de faire le chemin inverse. Hommes et chiens l’attendaient certainement à l’endroit où il avait disparu dans le précipice, au cas où il ferait demi tour.

- Agnès, on va bientôt mourir tous les deux. Tu n’aurais jamais dû me suivre.

Pour toute réponse l’animal lui lécha de nouveau la joue.

- Oui, c’est vrai. Toi aussi tu étais condamnée. Tous deux, nous vivons dans un monde qui n’est pas fait pour les faibles. Peut-être que là-haut, c’est mieux. Tu sais Agnès, mon sort est encore plus triste que le tient, car moi, s’ils m’attrapent vivant ils vont me torturer me faire souffrir. Il ne faut pas qu’ils m’attrapent vivant. Lorsque je serais fatigué d’attendre, je plongerai dans le torrent.

Le soleil déjà chaud en cette journée d’automne séchait les habits de Jeannot qui regardait évoluer les soldats sur le pont. Ils regardaient souvent du même côté du pont, comme s’ils attendaient quelqu’un. C’était bien ça, car un groupe de cavaliers apparut avec au centre l’homme que l’on reconnaissait de loin, dans sa tenue sombre et les étendards qui l’entouraient. Un lieutenant tendait le bras en direction du fugitif. Tous les yeux se braquaient dans sa direction. Très certainement, le maître s’entretenait avec ses officiers de la meilleure tactique à employer pour le débusquer, le faire sortir de son trou. Peut-être allaient-ils installer des cordes et faire descendre des soldats tout le long du sentier. Poussé par le désespoir, Jeannot se redressa, mit ses mains en porte-voix et cria :

- Viens me chercher, suppôt de Satan !

Sur le pont, les hommes levèrent leurs arcs et une volée de flèches s’abattit sur les rochers autour du garçon qui aussitôt son cri poussé avait plongé dans un interstice de rochers avec son compagnon. Heureux d’avoir réussi à insulter le seigneur noir, il se redressa tout en se protégeant afin de mieux observer la mine déconfite de ses adversaires. Une voix lui répondit.

- Nous ne partirons pas d’ici avant de t’avoir puni. Tu finiras comme tous les scélérats de ton espèce, pendu haut et court.

Puis le jeune homme écrasé par la détresse et la peur se mit à genoux et pria. Il pensait à sa mère et à sa sœur qu’il ne reverrait plus. Il pria Dieu de veiller sur elles.

Soudain, il eut conscience qu’il se passait quelque chose sur le pont. Les hommes qui jusqu’à maintenant étaient tournés vers lui semblaient regarder autre chose, l’autre côté du pont qui bougeait étrangement. La passerelle semblait secouée de soubresauts inquiétants, On aurait dit qu’elle s’abaissait par secousses comme si elle empruntait un escalier. Elle se pencha sur un côté, se bloqua, puis le phénomène recommença. Le pont se fissurait, se disloquait et soudain, les hommes emportés par leur poids furent précipités dans le vide. Un hurlement affreux, inhumain déchira les airs émis par tous ces hommes précipités dans le vide. Le cheval affolé du seigneur noir plongea de lui même dans le précipice. En quelques minutes tous ceux qui étaient sur le pont disparurent dans l’abîme. Le pont basculait comme si l’assise du côté de Jeannot avait cédé. Incrédule le jeune garçon n’en croyait pas ses yeux. Que s’était-il passé ? Le comte Fourchu avait-il réellement disparu ? Des têtes se penchaient sur le bord du gouffre, puis le calme revint. On entendait plus rien, même plus les aboiements des chiens, un silence lugubre, froid, un silence de paix s’installait de nouveau dans la montagne qui déjà retrouvait sa majestueuse sérénité. La montagne aime le calme et n’aime pas être dérangée. Elle a parfois de bien étranges réactions.

Prudent, Agnès serrée dans ses bras, le garçon attendait. Quelques petits cailloux tombèrent venant au dessus de sa tête. " Quelqu’un essayait-il de descendre ? Ca m’étonnerait, se dit-il, le rocher est trop lisse au dessus de moi ". Pourtant, de menus cailloux ou brindilles continuaient de tomber. Quelque chose apparut. Quelque chose qui continuait de descendre. Une échelle de cordes. Son salut ou des soldats qui venaient le cueillir ? " Je rêve " pensa Jeannot. Une voix répondit à sa question.

- Les soldats sont partis. Tu as le choix Jeannot, où revenir en arrière où utiliser notre corde. On te hissera.

- Qui êtes-vous ?

- Nous sommes les nains.

- Pourquoi m’aidez-vous ?

- Tu as sauvé un des nôtres de la noyade, on te doit bien ça. Il n’y a que 10 mètres de paroi lisse, ensuite, tu pourras facilement accéder au sentier en t’aidant de notre corde.

- D’accord j’arrive. Le temps d’attacher mon petit compagnon.

Quelques minutes plus tard Jeannot et Agnès rejoignaient la troupe de nains qui l’attendait. La mère du petit qu’il avait sauvé de la noyade vint l’embrasser.

- Excuse moi, Jeannot je n’ai pu te remercier d’avoir sauvé mon fils, car les soldats arrivaient.

Le chef des nains s’avança à son tour.

- Tu as prouvé que tu étais bon, en sauvant le faon et l’enfant, mon peuple t’a adopté et te protégera. Que désires-tu ?

- Vous ne me devez rien puisque vous m’avez sauvé. Par contre, j’ai faim.

- Oui, nous le savons, nous t’avons apporté de la nourriture. Mais ne traînons pas ici, tu mangeras en cours de route. Allons vite nous cacher avant que les soldats ne reviennent.

- Pourquoi reviendraient-ils ?

- Quand ils s’apercevront que c’est nous qui avons saboté le pont, ils risquent de vouloir se venger.

- Le seigneur noir est mort. Nous ne risquons plus rien.

- Un autre prendra sa place, un autre homme. Comme tu le sais tous les hommes sont mauvais. Les hommes ne savent que guerroyer pour tuer.

Une douce émotion naquit dans le cœur de Jeannot : Ainsi, les nains que l’on dit méchants, espiègles et turbulents étaient venus à son secours et l’avaient sauvé en sciant la poutre principale du pont.

Une heure plus tard ils arrivaient au village des nains. Pour y parvenir il durent emprunter des souterrains, des passages cachés dans d’épais buissons ou entre des rochers. De petites maisons s’étendaient sur un grand espace clair, entouré d’une barrière d’arbres aux troncs serrés les uns contre les autres. Au centre du village deux abris plus importants se dressaient côte à côte. La maison du chef et la salle de réunions où siégeaient les sages de la tribu. Des femmes et des enfants s’avançaient vers lui pour le saluer. Un accueil à la fois simple et émouvant pour lui qui venait de vivre de pénibles heures dans cette fuite désespérée.

- Nous t’accueillons parmi nous mais promets moi de ne jamais révéler l’existence de notre village et le passage pour y accéder, aux autres humains, lui demanda le chef.

- Je te le promets, répondit Jeannot.

- Très bien. J’ai confiance en toi. Maintenant, tu es libre, fais ce que tu veux. Je te conseille de rester parmi nous toute la journée pour te reposer et te restaurer. Vas où tu veux en toute liberté, mais surtout, n’oublie jamais ta promesse.

2.

Au château, l’annonce de la disparition du seigneur noir, ne souleva ni grande peine, ni larmes. Son épouse, dame Isabelle se retira dans sa chambre pour prier, puis fit demander le prêtre. Il apparut la tête recouverte de bandages.

- Ciel ! Que t’est-il arrivé ? demanda dame Isabelle.

- Hier, après avoir rappelé au maître que le père du petit Jeannot fut victime d’un accident mortel en réparant le château et l’avoir imploré de faire preuve de bonté envers le petit garçon, il m’a frappé avec un tisonnier.

- Que Dieu lui pardonne ses pêchés et ses crimes, fit dame Isabelle, père Grandet, me voici seule, je n’ai jamais participé aux destinés du château, tu me vois désemparée devant ces responsabilités qui sont nouvelles pour moi. Conseille moi, que dois-je faire ?

- D’abord libérer tous les prisonniers enfermés injustement dans les prisons du château, sans oublier la maman et la sœur de Jeannot, ensuite renvoyer tous les soudards et hommes violents de la troupe. Il y a tant de choses à changer comme par exemple recommander aux chasseurs de respecter les récoltes des paysans. Il y a tant de misères à soulager. Le peuple est écrasé d’impôts, de taxes, dîme gabelle….

- Voilà qui est très sage, moine. Je désire te garder auprès de moi pour me conseiller et m’aider à gérer ce château. Je vais m’attacher à réparer les erreurs commises par mon défunt mari. Fais dire une messe en sa mémoire.

Toutes ces bonnes nouvelles se répandirent comme une traînée de poudre dans tous les villages environnants. On chantait et on dansait dans les villages. Des prières étaient dites en hommage à dame Isabelle la vertueuse, la noble dame.

Dans le village de Jeannot une colonne d’hommes armés de cordes et de pics partit à la recherche du courageux petit garçon. Tous étaient convaincus qu’il avait péri dans les rochers car jamais personne ne s’était hasardé dans cet impressionnant précipice. Ils marchaient en silence, le cœur lourd. Ils se devaient de ramener son corps et de lui faire des funérailles à la hauteur de sa vaillance. Aussi, quelle ne fut pas leur surprise d’apercevoir dans le chemin traversant la forêt, un jeune garçon marcher fièrement vers eux avec à ses côtés un petit faon gambadant joyeusement. Le premier homme s’arrêta stupéfait, puis toute la colonne fit halte.

- Jeannot, c’est toi ? demanda timidement une voix.

- Ce doit être son fantôme, murmura un autre.

Le jeune homme continuait à avancer vers eux et le petit faon de sauter et trottiner.

Soudain un homme hurla :

- C’est son fantôme ! Et il partit en courant, entraînant derrière lui toute la petite colonne qui fuyait en criant vers le village. Quand Jeannot arriva en sifflotant, les mains dans les poches, accompagné de son petit ami à quatre pattes, l’alerte était donnée et toute la population vint à sa rencontre en criant sa joie. Le pauvre garçon ne savait plus où donner de la tête face à ces acclamations et ces mains qui se tendaient vers lui pour le toucher.

La fête semblait ne pas vouloir finir. Maintenant il devait faire face à un flot de questions. Comment il avait réussit à arracher le petit faon des griffes du seigneur noir et fuir dans la montagne malgré les cavaliers et les chiens ? Comment sur le pont, face aux soldats qui le criblaient de flèches il avait détruit le pont et précipité toute cette armée dans le torrent.

Soudain, le bruit cessa, le calme revint, mais un calme bizarre, l’inquiétude ancestrale solidement ancrée dans l’âme des serfs, réapparaissait. Trois cavaliers se présentaient à l'entrée du village. Deux soldats en armes encadraient une cavalière montée en Amazone. Ils s’avançaient vers eux. Les villageois craintifs, s’écartaient pour les laisser passer. Ils baissaient la tête en reconnaissant la châtelaine. Elle arrêta son cheval devant le jeune garçon.

- Bonjour Jeannot. Je suis heureuse qu’il ne te soit rien arrivé. Je salue ton courage. C’est bien ce que tu as fait, risquer ta vie pour sauver ce joli animal. Tu viens d’accomplir un acte chevaleresque qui t’honore. Aussi, je viens te faire une proposition. Accepterais-tu de devenir mon page ? J’ai besoin d’un garçon courageux comme toi.

Jeannot abasourdi par une telle offre surgissant aussi brutalement restait muet. Page de la châtelaine était un honneur réservé à une élite. Il mit genoux à terre.

- Votre proposition m’honore maîtresse. Je ferai tout pour être digne de la confiance que vous me faites. Je vous promets de vous servir loyalement.

- Merci Jeannot, fit-elle en souriant. Tu viendras vivre au château avec ta maman et ta petite sœur. Viens quand tu veux. Les ordres sont donnés on t’attend.

Sur ce elle fit demi tour et les trois cavaliers repartirent au pas vers le château. L’honneur fait au jeune garçon rejaillissait sur tout le village. La maîtresse avait choisi un des leurs. Ils comprirent que quelque chose d’important se passait. Leur vie allait changer. Un cri de joie accompagna leur départ et le jeune garçon porté par tous les bras du village prit lui aussi la direction du château.

Fin.

Vincent Patria Echirolles le 3 Mai 2001

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