Légende n°8 : Le grand Croquemitaine.

En ce temps là, j’habitais un village qui s’appelait Le Merdaret. Il se situait au nord de l’Isère dans les montagnes dominant Allevard, au dessus de La Ferrière. Cachés dans l’immense forêt pentue qui décourageait les envahisseurs, nous vivions heureux, malgré l’âpreté des conditions de vie dans cette lointaine époque.

Les barbares qui vivaient dans les plaine des Gaules et ceux venus d’Italie amenèrent dans leurs bagages une bête immonde dont le seul fait de murmurer son nom : Croquemitaine, faisait trembler d’effroi tous les villageois, surtout les enfants.

Cette bête redoutable, possédait des dons extraordinaires de camouflage ce qui la rendait presque invisible, si bien que personne ne savait vraiment à quoi elle ressemblait. Pour répondre aux supplications des apprentis sorciers des lointaines plaines, les Dieux avaient créé ce monstre dont le but était de punir les enfants pas sages. Malheureusement, comme cela souvent se produit le monstre livré à lui même sous l’impulsion de ses mauvais instincts évolua et devint de plus en plus méchant à tel point qui faisait régner la terreur parmi les enfants du village et aussi chez les adultes. Emu par les débordements intolérables de la bête, le Comité des Sages du village ouvrit une assemblée plénière pour étudier la situation. et prendre les décisions qui s’imposaient. A l’issue de l’assemblée il fut décidé de neutraliser définitivement le monstre et comme par hasard, ainsi que vous vous en doutez un peu, c’est moi qui fut chargé de cette périlleuse mission.

Je ne sais ni pourquoi ni comment, mais le village me prêtait la réputation d’homme courageux. Peut-être aussi que ça arrangeait tout le monde de qualifier de courageux quelqu’un ce qui en contre partie le désignait systématiquement pour les missions dangereuses. Ca, je l’avais compris depuis des centaines d’années déjà, mais quand on a une réputation, dur dur de la modifier.

Il est difficile d’affronter un ennemi dont on ne sait rien, aussi, entrepris-je une recherche d’informations auprès des plus anciens que moi. Le patriarche : Mathusalem qui ne vécut que 969 ans me le décrivit comme un énorme crocodile, dont la carapace le mettait à l’abri des flèches, Lamech, son fils et aussi le grand père de Noé, me parla d’un monstre à deux têtes capable de cracher des flammes longues de 30 mètres. Je soupçonnais quelques exagérations dans leurs descriptions mais, même avec des caractéristiques bien inférieures, j’étais loin et bien loin croyez le bien, de faire le poids face à un tel monstre. Plus les jours passaient et plus la peur me possédait. La nuit, je faisais d’horribles cauchemars qui se terminaient toujours par des scènes relatant les différentes façons dont le monstre en finirait avec moi. Soit broyé dans ses puissantes mâchoires, soit brûlé par son haleine incendiaire, soit écrasé sous une de ses pattes. J’en perdais le sommeil, l’appétit, la paix et tout le reste. Déjà quelques villageois en me croisant me jetaient ironiquement des propos désagréables dans le style : Alors père Racontar, bientôt prêt ? ou : Ca y est, vous avez terminé vos préparatifs ? ou encore : En forme, père Racontar ? …Je vous absous de cette longue liste d’interpellations qui ne venaient pas stimuler mon courage. Ah ! Oui, je parle, je parle, et j’oublie de me présenter. Mon nom est bien Racontar. Ne souriez pas ! " racontar " à cette époque n’avait pas les connotations désagréables qu’il possède maintenant, c’était un titre honorifique.

Et le jour vint où je fus contraint de partir à la rencontre de mon destin qui s’annonçait terriblement court. Je marchais dans la forêt en choisissant des sentiers très étroits entre d’énormes arbres en espérant qu’ils gêneraient la progression de mon ennemi si d’aventure il surgissait. Après plusieurs heures de marches et de grimpettes, j’atteignis une zone rocailleuse où les arbres s’éclaircissaient. Soudain, porté par un élan téméraire, j’entrepris l’escalade de ce piton et me retrouvai un peu plus tard au sommet du rocher. Il me prit alors une drôle d’envie, comme dans un réflexe suicidaire. Je ne sais ce qui me poussait ainsi, mais qu’auriez-vous fait à ma place ? Etre parvenu sur ce sommet aussi loin du village, et seul, et tout ça sans qu’aucun ne le sache devenait insupportable. Un tel acte de bravoure ne pouvait rester ignoré du monde, surtout convaincu comme je l’étais de vivre là mes dernières minutes. Alors, je me mis à hurler de toutes mes forces, à pousser un puissant hurlement pour signaler au monde que moi, père Racontar j’étais parvenu jusqu’ici, loin de tous et seul, exploit encore jamais réalisé. J’émis un cri tonitruant, un peu comme le fit plus tard le roi lion et Tarzan. Mais la peur tenaillait mes entrailles, tout mon corps tremblait, tous mes muscles, même mes cordes vocales. Et c’est un cri haché, vibrant, tremblotant qui s’engouffra dans les vallées de la montagne. Il roula entre les pics, atteignit la Suisse, l’Allemagne, L’Autriche, traversa le Tyrol. Et là-bas, dans un village au fin fond du Tyrol, il se mit à tournoyer tel une tornade.

Les villageois subjugués par les trémolos de mon cri, restèrent pétrifiés, les bras tendus vers le ciel. Emerveillés, ils le reprirent en chœur et en firent la tyrolienne qu’ils chantent encore aujourd’hui en hommage à mes exploits d’autrefois. Oui, tout cela est bien vrai car tout ce que je fais ne me profite jamais, mais aux autres seulement. C’est ma destinée.

Ce n’était pas prudent me direz-vous car ce cri risquait d’attirer le Croquemitaine. Mais, n’était-ce pas le but de ma mission ? Il fallait en finir. Je ne supportais plus les railleries de mes concitoyens. Plutôt mourir dans l’honneur que vivre dans le mépris. Aussi, je ne fus pas surpris quand au bout de quelques minutes je vis le bout des arbres, à l’opposé du piton, bouger d’une façon anormale, comme si leurs troncs étaient secoués par une force diabolique. Mes yeux fixaient cet espace qui sans doute resterait ma dernière vision du monde. Il apparut, gigantesque, dressé sur sa queue. Il ressemblait à la fois à un crocodile à deux têtes et à un dragon diabolique. Il dépassait certainement les 10 mètres. Sa tête arrivait à la hauteur des arbres n’ayant pas encore atteint leur maturité. De son pas lourd et ballottant, il s’avança vers moi, s’arrêta à une vingtaine de mètres.

- Je te trouve bien hardi de venir ici seul. Sais-tu que je n’ai pas mangé de viande fraîche depuis plusieurs jours et tu me parais faire un excellent hors d’œuvre ?

- Je suis venu te proposer un marché, lui dis-je, ne sachant trop quoi dire.

- Ah oui, je t’écoute.

- Je sais que tu raffoles de la chair des enfants. Je te propose de t’en amener un toutes les semaines. Hein, qu’en dis-tu ?

- Très intéressant . Mais dis moi, je suppose que cette offre n’est pas sans contre partie, qu’attends-tu de moi ?

J’étais pris au dépourvu. Je ne savais plus quoi inventer. L’immense impossibilité de neutraliser ce monstre m’apparaissait dans toute sa réalité. Ce dont je me doutais d’ailleurs avant cette terrifiante confrontation. On dit que l’imagination est la meilleure arme des poltrons, il ne me restait plus que ça.

- Dans les mines de la Ferrière il y a de l’or. Je veux que tu me donnes un sac d’or par enfant. Je sais que tu en possèdes tout un stock volé aux mineurs que tu as surpris.

La Ferrière était alors la plus importante mine de fer des Gaules, ce qui d’ailleurs éveillait tant la convoitise des Savoyards, des Gaulois, des Romains, des Suisses. Il y avait aussi de petits filons d’or dans les ferrites.

- Pourquoi ne vas-tu pas le chercher toi même ? demanda-t-il de sa voix rocailleuse.

- Parcequ’elles ne m’appartiennent pas et je suis trop vieux pour creuser. Je ne possède pas ta force. Réfléchis, pense à la bonne viande fraîche que je te propose.

- D’accord, je vais réfléchir mais en attendant, je vais te garder en otage. Au cas où il ne me serait pas possible de récupérer cet or que j’ai caché dans la forêt, c’est toi que je mangerai en premier. Ca me rappelle le bon temps, quand il me suffisait d’apparaître devant la mine pour que les mineurs s’enfuient épouvantés en abandonnant leurs sacs. Ce que j’ai pu m’amuser.

- Pas d’accord mon vieux !

- Et pourquoi ?

- A cause de ça !

Je me saisissais de mon arc et lui expédiait promptement une flèche. La flèche siffla dans les airs en fonçant sur la carapace du monstre. Une de ses têtes cracha un jet de flammes qui consuma instantanément la flèche alors que le monstre partait d’un grand éclat de rire qui provoqua la chute de plusieurs arbres. Je découvris soudain que j’avais des jambes et je partis comme un éclair dans la forêt. Le Croquemitaine riait toujours et son rire faisait trembler la terre. Il me laissait prendre un peu d’avance pour intéresser le jeu. Un jeu pour lui, pas pour moi. Pour moi, plutôt un jeu de massacre. Moi je ne réfléchissais plus, je fonçais. Je fonçais bien que sachant la partie perdue d’avance. Les jambes à mon cou au début, puis au dessus de ma tête ensuite je zizaguais dans la forêt. Je peux bien vous l’avouer, j’avais peur, une peur bleue, blanche, même rouge. Effrayé, terrorisé ! mais je réfléchissais quand même car je voulais m’en sortir. A ce moment, surtout ne le dites à personne, je me souciais plus de sauver ma peau que de réussir ma mission condamnée à l’échec d’avance. le Croquemitaine avait commencé sa course poursuite. Inutile de me retourner pour le savoir, le bruit épouvantable qu’il faisait en fracassant les branches et les petits arbres en disait suffisamment long. J’avais réussit à parcourir la moitié de la distance qui me séparait du village lorsque je ressentis dans mon dos les premières brûlures des flammes qu’il projetait dans ma direction. Je décidais alors de faire un petit détour car je savais qu’un peu plus loin, la forêt possédait d’énormes hêtres centenaires aux troncs énormes faits de ce bois dur qui émoussait nos haches de fer et que nous ne pouvions couper. Je zizaguais alors entre les troncs resserrés convaincu que mon poursuivant malgré son aptitude à augmenter ou rapetisser sa taille serait plus gêné que moi. Et c’est ainsi que dans ma folle chevauchée je traversais le village et ne m’arrêtais qu’un kilomètre plus bas, tant j’étais lancé.

Les villageois abasourdis virent passer une fusée aux vêtements en feu et comprirent médusés que j’avais courageusement affronté le monstre et livré bataille. Aussitôt plusieurs hommes partirent à ma rencontre pour m’aider à retrouver le village alors que tous les autres hommes valides s’armaient de lances et de flèches pour empêcher le croquemitaine de pénétrer dans le village, chose que jamais il s’était permis de faire dans le passé.

Lorsqu’enfin, je réintégrai le village soutenu par mes amis, je fus inondé de questions.

- Alors, raconte ! Dis nous ce qui s’est passé (quelqu’un en fit plus tard une chanson). Tu l’as eu ? Tu l’as tué ?

Je fis signe à mes admirateurs d’arrêter leurs questions afin que je puisse m’expliquer.

- Non ! Il est très fort, je n’ai pas réussi à le tuer, mais je l’ai blessé. Je l’ai laissé s’approcher de moi. Je restais immobile, sans trembler et quand il a ouvert sa gueule pour me broyer, j’ai bloqué une de ses gueules avec un tronc d’arbre. Je suis passé sous sa deuxième tête pour échapper aux flammes qu’il projetait sur moi et je lui ai envoyé une salve de flèches en me protégeant derrière un arbre.

Mes compatriotes étaient émerveillés et buvaient mes paroles.

Un peu plus tard, quand le calme fut revenu, une délégation de sages me rendit visite dans ma hutte.

- C’est bien ce que tu as fait, me dit Ceinturon, notre chef, mais il faut achever ton travail. Ne laisse pas la bête reprendre ses forces, il faut la neutraliser définitivement.

- Je sais répondis-je, d’un ton faussement modeste. Demain je retournerai au combat, mais j’ai besoin de 10 hommes cette nuit pour préparer le terrain où je l’affronterai.

- Tu auras tes dix hommes. Je les choisirai parmi les plus forts. Où doivent-ils se rendre ?

- Dans la mine de la Ferrière à l’entrée de la plus grande galerie. Lui dis-je.

Sans lui dévoiler ma tactique, trop hasardeuse pour qu’il l’acceptasse, je lui donnai mes instructions sur la tâche qu’ils avaient à accomplir.

Le lendemain matin un vent d’inquiétude soufflait sur le visage. Les habitants avaient conscience de vivre une journée historique. Toutes les activités avaient cessé, chacun se déplaçait en silence. C’est pleins d’admiration qu’ils me regardèrent prendre le chemin de la montagne à travers la forêt.

Du haut de mon promontoire je poussai de nouveau ma tyrolienne à laquelle le croquemitaine répondit. Il s’avança vers moi. Il se passa alors, quelque chose en moi qui me terrorisa soudain. La veille j’avais tellement vanté les exploits que je n’avais pas accompli, auprès de mes compatriotes que finalement j’avais presque fini par y croire et me retrouvant soudain face à ce monstre nanti d’une puissance colossale, la vanité de mes propos explosait face à la réalité. De nouveau je me mis à trembler envahi par une peur épouvantable.

- Pourquoi as-tu fui hier ? me demanda-t-il hypocritement.

- J’étais venu te proposer un marché et tu m’as lâchement agressé. Mais je suis bon et je t’ai pardonné. Moi, je tiens toujours mes promesses. Aussi si tu t’engages à tenir les tiennes, tu auras droit au repas succulent que je t’ai préparé. Je te renouvelle mon marché

- Ah ? Ou est-il, ce repas tant promis ?

- Dans la mine !

- Pourquoi dans la mine ? fit-il soupçonneux.

- Je l’ai caché pour que les villageois ne le voient pas. S’ils savaient ils me lapideraient.

- Oui je comprends.

- Alors suis moi. Tu me diras s’il te convient. Dans le cas contraire, tu pourras toujours te rattraper sur moi. Mais je suis convaincu qu’il te plaira, je l’ai choisi bien gras.

Sans plus attendre je descendais de mon perchoir et pris la direction des mines de La Ferrière. J’essayais d’avoir une allure décontractée, tout en surveillant du coin de l’œil le monstre. Croyez-moi, je n’étais pas rassuré. Parfois je sentais me jambes flageoler sous moi, alors je feignai butter sur des aspérités du chemin pour cacher mon émoi au monstre. Dès qu’il se rapprochait un peu trop de moi, j’accélérais ce qui somme toute était ridicule car je restais toujours à la portée de ses jets de flammes.

Enfin, nous arrivâmes aux mines. Il resta en retrait, scruta longuement les environs et me demanda soupçonneux.

- Personne ne travaille dans les mines aujourd’hui ?

- Allons réfléchis un peu. C’est mardi gras aujourd’hui. Tout le village fait la fête. Je ne suis pas un idiot, j’ai bien choisi mon jour hein ?

- Parfait ! Parfait ! Où est donc mon repas ?

- Regarde ! lui dis-je en montrant le fond de la plus haute galerie.

Il abaissa une de ses gueules monstrueuses et aperçut au fond de la galerie, éclairé par une torche, un enfant attaché qui se mit à hurler de frayeur.

- Au secours ! Au secours ! Délivrez-moi !

- Va me le chercher ! grogna-t-il.

Je fis la sourde oreille.

- Regarde comme il est beau, bien gras, tu vas te régaler, tu n’oublieras pas mon or. Je sais que tu en as dans ta tanière. Je connaissais sa gloutonnerie et je savais qu’il ne résisterait pas longtemps à la tentation.

- Va le chercher !

- On a perdu beaucoup de temps, si jamais dans le village il font le rapprochement entre ma disparition et celle de l’enfant, je suis foutu. Il est à toi, prends le ! Moi je pars ! Et aussitôt, je pris les jambes à mon cou.

Croquemitaine hésita quelques instants, mais le menu était trop tentant. La langue pendante, la gueule ouverte, il se décida à récupérer son repas. Il se fit le plus petit qu’il pût afin de pouvoir pénétrer dans la galerie. De temps à autre il jurait en se cognant contre des madriers ou les rochers de la voûte. Déjà il salivait en approchant de sa proie qui hurlait ce qui excitait encore plus sa gourmandise.

Arrivé près de l’enfant il ouvrit toute grande sa gueule au moment même où l’enfant plongeait dans un trou débouchant dans une petite galerie parallèle, happé par les bras d’un homme. C’est alors qu’un bruit effroyable le fit se retourner. Derrière lui, la voûte s’écroulait. Des hommes chassaient avec une massue les cales qui coinçaient les madriers verticaux soutenant la voûte. Les roches tombaient sur lui en soulevant une épaisse poussière rouge qui lui brûlait les bronches. Le bruit des madriers qui s’écrasaient et de la voûte qui continuait à s’effondrer devenait assourdissant. Fou de rage il lança un cri épouvantable qui malheureusement pour lui accentua la chute des pierres. Quelques minutes plus tard, la grande galerie n’existait plus, ainsi que la petite qui subit le même sort grâce au travail accompli par mes amis pendant la nuit.

Aussi puissant que fut le monstre, la montagne l’avait vaincue, comme elle vaincra toujours ceux qui toucheront à elle avec de mauvaises intentions.

Je ne vous surprendrai pas en vous disant que j’étais vite revenu sur mes pas pour assister à la destruction du monstre. Mes amis avaient transformé notre mine de fer en piège mortel pour monstre en suivant scrupuleusement mes instructions. J’étais fier d’eux et de moi aussi. D’accord, je ne l’avais pas vaincu moi même par la force de mes muscles, force insignifiante face à la sienne. Gagner grâce à son intelligence a toujours plus de valeurs que par ses muscles.

Depuis ce jour, il n’y a plus de Croquemitaine pour manger les enfants. Ils ont disparu de la planète. Dormez tranquilles mes petits amis.

Beaucoup se demandent encore pourquoi au village du Merdaret on fête Mardi Gras avec plus de magnificence que dans les autres villages. Vous, vous savez pourquoi. D’ailleurs, vous êtes les seuls à le savoir.

Fin.

Vincent Patria Echirolles le 27 fevrier 2001

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