Série Parménie

Légende n°5 : La petite Souillon.

(Inspiré d’une vieille légende Dauphinoise, ayant cours dans beaucoup d’autres régions).

L’hiver écrasait la montagne transie de froid. Depuis plusieurs jours, le vent apportait de lourds flocons qui courbaient les branches des sapins. Ici, dans ce petit village au pied des rochers escarpés, tous s’apprêtaient à fêter Noël. Laurence que les habitants du village appelaient La Souillon, se préparait elle aussi, mais pas de la même façon. Elle frissonna dans ses petits sabots gelés en refermant la porte de sa petite cabane de bois que le gel maintenait encore debout et se dirigea vers le centre du village où une famille l’attendait. C’est à peine si ses pas marquaient la neige tant la pauvre enfant était maigre. L’épidémie de peste avait emporté ses parents, il y a un an, à la même époque juste avant Noël et depuis, elle vivait misérablement, offrant ses services pour une bouchée de pain, pour survivre. Elle ne quittait la lisière de la forêt que pour aller travailler au village, en s’efforçant de passer inaperçue pour échapper aux quolibets et moqueries des villageois quand ils la croisaient, surtout ceux des autres enfants qui ne l’épargnaient guère.

Le village semblait secoué par les tressaillements de la fête. Des gens sortaient et entraient des maisons en riant, s’interpellant se souhaitant plein de bonnes choses. Ils disparaissaient dans les maisons les bras lourdement chargés.

- Ah ! Te voilà enfin. Dépêche toi d’aller à la cuisine, lui ordonna dame Marthe sur le pas de sa porte, passe par derrière pour ne pas salir la salle et surtout, secoue bien tes sabots avant d’entrer.

Elle la rejoignit devant une pile de légumes à préparer. Des pommes de terre à éplucher, des poireaux, des choux, de beaux haricots secs à écosser.

- Fais vite car tu es en retard et surtout n’oublie pas d’aller chercher du bois dans la remise pour que le feu reste vif. Tu sais où est la hache pour le refendre.

Un peu plus tard, une bonne odeur de soupe aux choux où baignaient de gros tranches de lard se répandait dans la cuisine alors que les poulets rôtissaient dans la cheminée. Dame Marthe recevaient ses enfants et petits enfants pour fêter Noël, soit 22 convives avides de bonne chair, à rassasier. A 22 heures le festin commença alors que nombreuses pintes de vin avaient sombré dans les estomacs. Les rires et les cris résonnaient jusque dans la cuisine où Laurence récurait les casseroles et les marmites. De temps à autres il lui fallait courir au cellier empli les cruches de vin. Les bonnes odeurs de cette délicieuse nourriture tourbillonnaient dans son estomac et lui provoquaient de désagréables tiraillements. Il lui était formellement interdit d’y toucher et pour rien au monde, elle ne se serait permise d’y approcher, même du bout de son doigt, tant on lui avait dit que cette nourriture n’était pas faite pour elle. Elle se démenait comme un beau diable pour accomplir toutes ses tâches dans la multitude d’ordres criés par la patronne : " Souillon par ci ! Souillon par là ! Dépêche toi ! Coupe le pain ! Plus vite ! Il lui fallait travailler toujours plus vite. Les heures passaient et la fatigue commençait à se faire sentir.

Pourtant, aujourd’hui, c’était jour de bonté car vers 1 heure du matin, madame Marthe reconnut qu’elle avait bien travaillé.

- Tiens Souillon, pour te remercier, je vais te donner quelque chose à manger. Et cela dit, elle lui offrit un morceau de pain qui restait du repas. Tu peux partir chez toi maintenant.

Dehors le froid se faisait encore plus vif. Un vent du Nord glacial tétanisait la nature enveloppée de son blanc linceul rigide. La rue était déserte, une véritable aubaine pour la petite fille. Elle se dirigea vers le tas d’immondices contre le mur de la maison et récupéra quelques tronçons de couenne, parmi les épluchures qu’elle glissa sous son manteau délabré. D’un pas vif elle se dirigea vers sa cabane retirée du village à deux cents mètres des dernières maisons. Soudain, à mi parcours, elle entendit derrière elle un appel. Un peu effrayée elle se retourna, prête à fuir dans la forêt si le danger se faisait menaçant. Quelqu’un l’appelait par son nom. Par son vrai nom ! Depuis bien longtemps elle ne l’avait entendu.

- Laurence ! Attends moi !

Elle reconnut la voix de Jean, un des neveux de madame Marthe.

Il arrivait tout essoufflé vers elle.

- Tiens Laurence, fit-il en lui tendant quelque chose. J’ai caché ma part de brioche pour te l’offrir.

Elle écarquillait ses yeux émerveillés dans la nuit blanche que la neige rendait lumineuse. Non elle ne rêvait pas : de la brioche ! …. et ce n’était pas une part de brioche mais deux. Elle n’osait les prendre. Une chair couleur d’or sous une croûte étincelante parsemée de sucre.

- Je t’en prie, prends ! Ca me ferait tellement plaisir, ajouta-t-il d’une voix douce.

La main tremblante, elle prit dans un geste hésitant, ce délicieux festin.

Jean souriait, le visage heureux de voir Laurence accepter son petit cadeau.

- Joyeux Noël Laurence.

Elle n’eut pas la force de répondre tant elle était émue. Elle baissa la tête et repartit en essayant de cacher son émotion.

Arrivée dans sa masure, elle déposa son trésor sur la table et se mit en quête de brindilles pour allumer le feu dans la vieille cheminée contre laquelle la cabane s’agrippait désespérément. De grosses larmes coulaient sur ses joues gelées alors qu’agenouillée près du crucifix sur le manteau de la cheminée, elle remerciait Dieu de cette bonté exceptionnelle dont il venait de la gratifier.

Elle s’apprêtait à commencer son festin, lorsqu’elle entendit frapper à sa porte. Surprise, elle alla ouvrir. Un vieillard, déguenillé se tenait sur le seuil. Il semblait épuisé, à bout de forces. Laurence remarqua ses joues creusées par la faim et le froid.

- J’ai faim, j’ai soif et j’ai froid.

- Entrez mon brave homme.

Elle le fit asseoir à sa table et partit chercher une belle bûche de bois, qu’elle conservait précieusement pour les jours de fête, puis s’assit en face de lui.

- Mangez, je vous prie. Prenez ! Vous avez du pain et de la brioche, fit-elle en désignant ce qu’elle avait posé sur la table, puis elle ajouta d’une voix triste en lui servant un verre d’eau : je regrette, c’est tout ce que j’ai. Vraiment désolée. Et elle posa sur la table les bouts de couenne qu’elle extirpa de sa poche.

- Merci ma bonne enfant, fit-il, en dévorant le pain. Puis il prit un bout de brioche et le lui tendit.

- Un pour vous, un pour moi. Mon Dieu elle est délicieuse cette brioche.

Laurence dégustait lentement miette par miette la délicieuse friandise.

Quelques minutes plus tard il ne restait plus rien sur la table. Tous deux rongeaient les débris de couenne, en se souriant.

- Les gens du village vous auraient mieux gâté que moi, fit-elle confuse. Je suis sincèrement désolée, je n’ai rien d’autre.

- Oui, je sais, tout le village festoie. J’ai frappé à toutes les portes et j’ai vu toutes ces tables regorger de victuailles aussi délicieuses qu’abondantes. Toutes les portes se sont refermées sur moi avec partout la même recommandation : "  Passez votre chemin, vieillard m’a-t-on dit, ne venez pas gâcher notre fête ". Même un verre d’eau m’a été refusé. Que Dieu te bénisse mon enfant et qu’il te récompense pour ta générosité.

Laurence soupira.

- Je n’attends aucune récompense, n’est-ce pas normal de partager sa nourriture avec quelqu’un qui en est complètement démuni ?

Elle se sentait heureuse d’avoir partagé son repas avec ce pauvre vieillard. Et cette joie, c’était sa récompense. La fatigue que le froid rendait encore plus lourd à supporter, envahissait ses membres et ses paupières se faisaient pesantes.

- Je dois repartir, fit le vieillard.

- Avec ce froid, vous n’y pensez pas. Prenez la couche de mes parents, vous repartirez demain si le temps le permet, il me reste une bûche je vais la mettre dans la cheminée.

- Merci, mon enfant. Que Dieu te garde.

Bonsoir monsieur, fit-elle en se traînant jusqu’à sa couchette et bonne nuit. Elle s’allongea et s’endormit aussitôt.

Le lendemain matin, ou plus exactement, plus tard quand elle se réveilla, elle se sentit bien, heureuse, elle n’avait plus cette sensation de froid qui la paralysait depuis que l'hiver était venu. Soudain, des coups frappés à sa porte, l’arrachèrent à sa somnolence. Encore à demie endormie elle se précipita. Jean, la mine effarée, les vêtements déchirés tomba dans ses bras.

- C’est terrible Laurence. Une avalanche a englouti le village, tout est détruit. Tous les habitants sont morts. J’ai réussi à me dégager, par miracle. Je mourrais d’inquiétude pour toi, alors je me suis précipité ici. Que je suis heureux de te savoir vivante.

- Entre Jean. Ne reste pas au froid.

Il avançait en hésitant, s’arrêta au bout de quelques pas, tournait la tête de tous côtés les yeux émerveillés.

- Mais, que s’est-il passé chez toi. Mon Dieu que c’est beau.

Tout aussi étonnée que lui, Laurence découvrait sa nouvelle demeure. Pendant son sommeil, sa masure s’était transformée en une splendide maison aux pièces équipées d’un mobilier digne d’un prince des Mille et Unes Nuits. Dans le séjour, un énorme poêle de faïence aux fines sculptures, ronflait au rythme d’un feu crépitant de joie. Sur la table, un léger fumet sortait d’un pichet de lait en or au milieu d’assiettes bien garnies. Dans la réserve, le saloir regorgeait de viande appétissante, et sur le sol les provisions de pommes de terre et de légumes étaient soigneusement rangées sur du sable doré. Sa paillasse s’était transformée en un lit en baldaquin. Une coiffeuse ornée d’une glace ceinturée de reliefs en or ornaient sa chambre tapissée de fleurs.

Son premier réflexe fut de chercher le vieillard pour lui faire partager sa joie, son émerveillement, son étonnement. Mais elle eut beau fouiller toutes les pièces, l’appeler, elle ne le trouva pas. A cet instant, elle comprit que le vieillard qui hier soir lui avait réclamé un peu de nourriture, n’était autre qu’un bon génie, qui la récompensait d’avoir partagé son maigre repas. Peut-être une de ces fées qui hantent les vallées et que certains ont parfois aperçu, dansant le long des cascades, certaines nuits de pleine lune.

- Que tu es belle dans cette robe, murmura Jean.

- Vite ! Allons aider les autres, ils doivent avoir besoin de secours.

- Inutile lui dit le jeune garçon en larmes. Il ne reste plus rien, l’avalanche a tout emporté. Nous sommes les seuls survivants.

Elle posa sa main sur l’épaule du garçon et lui murmura.

- Je suis très triste Jean pour ta famille, je compatis sincèrement à ta peine. Je prierai pour eux, mais toi, tu ne resteras pas seul, si tu le veux, tu vivras ici avec moi dans cette grande maison. Je crois que c’est le souhait du bon génie qui m’a visité hier soir et qui a mangé de ta brioche.

Les deux enfants en larmes tombèrent dans les bras l’un de l’autre. Le ciel venait de récompenser leur bonté.

Fin.

Vincent Patria Echirolles le 25 decembre 2000

Retour