Série Parménie

Légende n°3 : L'empereur des loups.

1.

Nolwenn accompagna ses parents dans le souterrain qui traversait le sommet de Parménie. Il donnait accès à un garage secret situé sur le versant sud de la colline au dessus de Renage, un petit bourg paisible coincé dans le sillon étroit de la Fure, ruisseau prenant naissance dans le lac de Charavines. Le lourd panneau glissa lentement, découvrant dans le garage la voiture qui les attendait. Oncle Jacques se tenait au volant prêt à partir pour l’aérodrome de Saint-Etienne de Saint Geoirs, d’où ils s’envoleraient pour Roissy. Elle resta sur le seuil du garage les larmes aux yeux, pendant que la voiture dévalait le sentier tortueux conduisant dans la plaine. Elle verrouilla la porte puis le panneau secret et c’est le cœur plein de tristesse qu’elle regagna leur logement vide. Le congrès des " défenseurs du bien " (ancienne confrérie des anges blancs) qui se tenait cette année à Québec, devait durer 3 jours, et donc, avec le voyage, garderait ses parents loin d’elle pendant 5 longs jours. Elle erra l’âme en peine dans les pièces et s’écroula sur un fauteuil. Une grande lassitude l’envahissait lui ôtant toute envie de pratiquer ses exercices quotidiens. Pour la première fois, elle ressentait les affres de la solitude. Oncle Jacques avait bien promis de passer plusieurs fois, mais lui aussi, malgré son âge disposait de peu de temps, soumis aux contraintes de ses nombreuses activités.

Elle n’avait pas d’amis à qui se confier ou partager des jeux. Soudain, elle sursauta, une image hanta son esprit. " Mais si ! J’ai une amie : Noémie, la petite fée Charmante ". L’envie de la revoir après l’avoir simplement effleurée, s’ancra en elle. Un désir qui naît en vous et vous possède jusqu’à l’obsession. Une foule de pensées s’agitaient en elle la poussant irrésistiblement vers le laboratoire secret. Elle mit en route l’ordinateur de recherches et se connecta sur le village des Picaneros. Gros plans, vues aériennes, zoum, rien n’y fit, pas de Charmante dans le village. Alors, après avoir défini les paramètres des recherches, elle laissa l’ordinateur spacio-temporel faire son travail. Ses puissants calculateurs ne furent pas long à conclure et enfin sur l’écran apparut la silhouette de son amie. Elle avait troquée la tenue de camouflage qu’elle utilisait chez les Picaneros et portait une splendide robe blanche qui lui descendait jusqu’aux chevilles. Assise sur un banc, elle paraissait pensive et triste. Nolwenn battit des mains en la voyant, une bouffée de bonheur la submergea. Une envie irrésistible d’aller la voir la prit et sans trop réfléchir, elle ramassa quelques objets qu’elle glissa dans un sac, revêtit sa combinaison de voyage et s’installa sur le fauteuil du " Virtual. Transmet. Corps ".

L’atmosphère autour de Charmante se troubla, de fortes vibrations ébranlèrent l’espace qui se teinta de reflets phosphorescents, cristallins. Une grande frayeur s’empara de Charmante, qui porta instinctivement ses deux mains au visage en découvrant les transformations stupéfiantes de l’atmosphère autour d’elle. Soudain Nolwenn apparut. L’effet de stupeur passé, les deux amies tombèrent dans les bras l’une de l’autre.

- Nolwenn ! Qu’elle surprise ! arriva-t-elle à prononcer les yeux débordants de larmes de joie. Quelle surprise !

- J’avais envie de te revoir.

Elles restèrent longtemps dans les bras l’une de l’autre tant leur joie était intense. Peut-être avaient-elles chacune de gros problèmes à résoudre et surtout un grand besoin de réconfort.

Elle firent quelques pas ensemble, bras dessus bras dessous en se laissant aller à leur joie.

Puis Charmante redevint triste et avoua à son amie.

- Nolwenn, j’ai de gros soucis.

Son amie la regarda en souriant et répondit.

- Et bien tant mieux, ainsi tu ne pourras pas refuser mon invitation, je t’emmène ! Là-bas tu pourras me dire ce qui ne va pas. Moi, je suis seule et j’ai le bourdon.

Nolwenn entraîna son amie vers le banc et s’installa.

- En principe, ça devrait marcher en te tenant par la main tout simplement, mais pour être plus sûr, assieds toi sur mes genoux.

Elle sortit le transmetteur de son sac, enlaça son amie et appuya sur le bouton. Les deux corps disparurent dans l’espace et réapparurent sur le fauteuil du " Virtual " à Parménie. Nolwenn guida la petite fée dans l’appartement qui bien que meublé sommairement émerveillait Charmante. Sur Effray tout ce confort n’existait pas. Les meubles, l’électro ménager, sans parler de toute cette électronique qui encombrait le grand laboratoire.

- Maintenant, je vais te montrer les environs, mais tu ne peux pas sortir avec cette magnifique robe, tu ferais tourner la tête des garçons. Nous n’avons pas la même taille mais je possède des vêtements que je portais enfant. Ceux vieux de plusieurs années devraient t’aller. Sans peine elle trouva un jean et un pull qui lui allaient.

- On va remonter par le sentier et rejoindre la route au dessus de nous qui conduit au monastère de Notre Dame de Parménie. De là-bas, sur le versant Sud, côté Renage, nous avons une magnifique vue sur la plaine et les montagnes qui barrent majestueusement l’horizon. Mes parents ont choisi ce versant Nord pour des raisons de discrétion ; de ce côté c’est une enfilade de collines qui ceinturent l’immense forêt de Chambaran, où peu de gens osent s’y aventurer.

Un petit souterrain permettait d’atteindre le petit sentier dont l’accès se faisait par une porte qui n’était rien d’autre qu’une plaque rocheuse animée par un vieux mécanisme. Un peu plus tard elles arrivèrent près du monastère et se dirigèrent vers le parc derrière le parking. Le monastère reçoit beaucoup de visiteurs et des symposium y sont organisés afin de subvenir aux frais d’entretien de l’édifice. En réalité, ce n’est plus un monastère, son appellation moderne le désigne comme un " Centre de Rencontres ". Elles s’installèrent sur un banc. Le soleil grimpait dans le ciel en embrasant la montagne de mille feux étincelants. La petite dauphinoise présenta sa région à son amie.

- En face, cette barrière rocheuse en à pic, c’est le Vercors. Regarde cette partie brillante, au centre de la falaise, fit elle en désignant un point en face d’elle, elle me fait penser à une cathédrale.

- Une cathédrale ? Qu’est-ce que c’est ?

Nolwenn, sourit :

- A oui, c’est vrai, tu ne sais pas. Ce sont dans notre monde, de magnifiques édifices construits par les chrétiens pour y pratiquer leurs dévotions à Dieu. Le fleuve qui coule en bas, c’est l’Isère et d’ici, on domine toute la vallée jusqu’à Grenoble. C’est une grande ville moderne comme il n’en n’existe pas dans ton pays. Autrefois, dans ces terres, vivait un peuple valeureux mais un peu trop guerrier, à mon goût . Ils prirent Rome et leurs exploits allèrent jusqu’en Grèce.  C’était les Allobroges. De l’autre côté de l’Isère, vivait une autre peuplade, les Voconces. Et déjà, depuis les temps anciens, Parménie servait de poste de surveillance. C’est un poste de surveillance privilégié pour les accès sur Lyon, Grenoble et Valence. Après les druides, ce sont les romains qui ont bâti un temple sur cette colline. L’Empereur Gratien y venait. Cette plaine vit défiler toutes les armées entre la Gaule et l’Italie. Plus tard on surveilla les sarrasins qui cherchaient à s’infiltrer dans cette plaine de tous temps riche et prospère. Puis des religieux s’y installèrent et ainsi se prolongea la vocation mystique de cette colline abrupte, vigie et phare de toute la région. Le côté mystique de ces lieux fut pieusement gardé secret, pour éviter les convoitises ou l’intérêt malsain des curieux.

Nolwenn fit une pause pendant que Charmante regardait émerveillée le paysage qui s’offrait à ses yeux. Dans cette région à la fois humide et tempérée les verts ont des reflets qui n’existent aucune part ailleurs et le spectacle qu’offre la montagne accentue le cachet exceptionnel de la région.

- Bon assez parlé, tu m’as dit avoir des problèmes, veux-tu bien me les confier, s’il te plaît , ajouta la petite dauphinoise.

Charmante leva ses beaux yeux noirs, un voile de tristesse dans la voix elle se confia à son amie.

- Après notre victoire sur le seigneur d’Effray, le comité sacré des fées m’a convoqué à son congrès. Là j’ai reçu de chaleureuses félicitations et il a été décidé de me doter de pouvoirs supplémentaires.

- Et bien ! Tu vois, c’est formidable. Je ne comprends pas ce qui te chagrine dans cette décision. Au contraire, tu devrais être débordante de joie.

- Malheureusement, je dois subir une mise à l’épreuve et elle me fait peur.

- Parle, je t’en supplie. Si je le peux, je ferai tout pour t’aider. Tu m’as sauvé la vie, je te suis redevable.

- Tu n’es redevable de rien, car c’est grâce à toi que le peuple des Picaneros dont je suis la représentante a retrouvé la joie de vivre.

- Dis moi ce que tu dois faire.

- C’est terrible et bien au dessus de mes forces ! Dans un monde voisin du nôtre, il existe un monstre effroyable qui asservit tout un peuple et je dois le libérer.

- Il possède des pouvoirs ?

- Bien sûr ! Des pouvoirs bien plus puissants que les miens. A peine aurais-je mis les pieds sur son territoire que je serai dévoré par ses loups féroces. C’est un être cruel, impitoyable, tous ceux qui se sont opposés à lui ont été détruits. Il sait tout ce qui se passe sur son territoire, il est capable de se transformer instantanément en n’importe quel monstre, à l’abri des attaques qui peuvent lui être portées. Plusieurs fées, possédant plus de pouvoirs que moi, se sont déjà attaquées à lui et ont lamentablement échoué. La dernière a été tuée par sa puissance maléfique et c’est moi qui suis nommée pour représenter et veiller sur le peuple de ce monde horrible et tenter de le sauver. Tu sais, le royaume des fées est impitoyable, dès qu’on échoue, on est rétrogradée et mise à l’index. On nous expédie alors dans des lieux sauvages, sans lumière, des lieux maudits, invivables.

- Ma pauvre Charmante, fit Nolwenn apitoyée en lui prenant la main.

Une ombre qui s’allongeait sur eux surprit Nolwenn. Un moine se tenait devant eux.

- Bonjour Nolwenn. Je suis étonné de te voir ici, toi que l’on n’aperçoit qu’à la messe du dimanche. Qui est cette jeune fille ?

Frère François semblait réellement surpris. Il était le confesseur de la famille Legonnec et de ce fait avait une certaine idée des activités mystérieuses de la famille tout en respectant son secret. Il dévisageait Charmante, le regard étonné. La petite noire qu’il avait tout d’abord prise pour un enfant, semblait être une vraie femme. Une certaine aura se dégageait d’elle et le religieux comprit aussitôt qu’il avait affaire à quelqu’un d’exceptionnel.

- Pardonnez moi, frère, mais je ne peux pas vous le révéler.

- Je comprends. Rassure-toi, je n’en prends pas ombrage. Je sais que tes parents sont partis pour quelques jours, ton père est venu me voir hier soir. Si tu as besoin de quoi que ce soit, les portes de notre monastère te sont toujours grandes ouvertes.

Nolwenn gênée par cette rencontre se leva, Constance en fit autant.

- Excusez-nous frère François, nous devons partir préparer notre repas.

- Venez déjeuner au monastère, je vous invite.

Nolwenn secoua la tête négativement. Frère François, accompagna du regard les deux jeunes filles qui s’éloignaient. L’angoisse qui les tourmentait ne lui avait pas échappé et c’est avec beaucoup de tristesse et d’inquiétude qu’il les regarda disparaître dans le chemin.

2.

Les deux jeunes filles s’installèrent devant l’ordinateur et Nolwenn lança le sondeur après l’avoir chargé des renseignements que lui avait communiqués Charmante, dans l’espace spacio-temporel. Malgré l’ingéniosité du système, les recherches furent assez longues et plusieurs fois elles durent reparamètrer le sondeur.

Enfin, l’écran se stabilisa, des images se formèrent, des paysages prenaient naissance sous l’œil attentif et anxieux des demoiselles. Il dévoila de petits villages faits de pierres et de chaume, des terres cultivées, des près, des forêts, des chemins qui couraient dans la nature. En somme un paysage calme, dans un cite médiéval. Le plus surprenant c’était le silence qui y régnait. On voyait des personnes ressemblant un peu aux Picaneros, peut-être un peu plus grands, au teint moins foncé, se déplacer en silence. Un silence mortuaire y régnait. Ils vaquaient à leurs occupations, se croisaient sans se parler.

- Eh ! Bien ! fit Nolwenn, le pays ne semble pas très gai par contre, il me paraît très calme.

- Ecoute, chuchota Charmante.

En effet un bruit étouffé leur parvenait. La sonde continuait ses recherches, les bruits devenaient plus forts. Maintenant on entendait nettement des aboiements. Ils leur parvenaient de plus en plus forts, de plus en plus furieux. Terribles. La sonde découvrit un petit village dans une clairière. Des gens courraient dans tous les sens poursuivis par des hordes de loups furieux. Leur taille était impressionnante. Ils déchiquetaient hommes et femmes d’un coup de gueule. Une femme s’élança pour protéger son enfant mais plusieurs loups la dépecèrent en quelques minutes. Ecœurée, Nolwenn se précipita aux toilettes pour vomir. Charmante restait à son poste, raidie par cette vision d’horreur.

Lorsque Nolwenn revint, Charmante lui désigna un point sur l’écran. Enveloppé dans un manteau de peaux, un être monstrueux assistait à la scène, le visage épanoui. Sa tête ronde et bouffie, totalement imberbe, regorgeait de plis de graisse qui lui cachaient la bouche et les yeux.

- Mangez mes petits, ne cessait-il de murmurer.

Soudain, son sourire visqueux se transforma en grimaces. Il tournait lentement la tête autour de lui, scrutant le ciel et les alentours à la recherche de quelque chose qu’il ne semblait pas apprécier.

- Il a senti qu’on l’observait, murmura Charmante.

- Mais, non ! Ce n’est pas possible, protesta Nolwenn.

Il continuait à chercher, les yeux enflammés par la colère et soudain, sous les yeux stupéfaits des filles, il se transforma en un énorme oiseau de proie et prit son envol.

- Je t’avais prévenue qu’il était diaboliquement puissant. Comment veux-tu que je vienne à bout de ce monstre avec mes petits pouvoirs, se lamenta Charmante ?

Nolwenn posa sa main sur celle de son amie.

- Mission impossible, murmura à son tour Nolwenn peinée. Puis elle se tourna vers la petite fée et ajouta. Il ne serait pas raisonnable d’aller là-bas, ainsi que tu le disais, tu serais pulvérisée dès ton arrivée, mais il reste une solution et de loin la meilleure. Tu restes ici avec moi, tu ne retournes plus dans ton monde. Ici , personne ne pourra venir te chercher. Notre confrérie est la seule à posséder ce type de projection dans d’autres mondes. Accepte, je serais si heureuse, conclua-t-elle en exerçant une pression sur sa main.

- Impossible de refuser. Si demain, je ne suis pas là-bas, je suis morte.

- Mais les fées ne meurent pas, affirma Nolwenn.

Charmante hocha la tête, le visage plein de tristesse.

- Sais-tu que j’ai 500 ans ? A nous les fées, il nous a été donné la grâce de rester jeunes éternellement. Mais, si je n’accomplis pas ma mission, ce qui serait considéré comme une désobéissance et surtout un manquement impardonnable à mes devoirs, je serai radiée et de ce fait tous mes pouvoirs, dons, qualités, privilèges, me seraient retirés. Ce serait pour moi, la mort instantanée.

Un silence lugubre termina cet échange verbal. Elles reprirent dans un même regard l’observation de l’écran.

Le sondeur suivait l’oiseau de proie qui tournoyait au dessus de la clairière puis décrivit des cercles de plus en plus grands. Un peu plus tard, il revint s’installer sur le siège du char et le monstre reprit son apparence. Les six chevaux noirs de l’attelage attendaient sagement le retour de leur maître. Il fit claquer son fouet et le char s’ébranla sur le sentier, suivi de la horde de loups, repus, la gueule dégoulinante de sang.

Plusieurs heures plus tard, l’équipage franchit les lourdes portes d’une ceinture de pierre, parsemée de miradors et protégeant une ville faite de bâtiments de pierre . Au centre, s’élevait une imposante bâtisse d’où jaillissaient sur les côtés de hautes tours surmontées de toits pointus qui partaient à l’assaut des cieux.

L’équipage s’arrêta devant les escaliers de l’entrée du palais, où des êtres bizarres à l’aspect inquiétant, vinrent à la rencontre du maître, alors que d’autres prenaient en charge l’équipage pour conduire les chevaux aux écuries.

Autant que pouvaient laisser paraître les images parfois floues, leurs visages sans nez, sans oreilles, avec des yeux globuleux sans paupières, rappelaient des crânes de squelettes. mais le plus surprenant était sans aucun doute ce pelage velu qui recouvrait leurs visages, seule marque pouvant les différencier des vrais têtes de morts. Leur crâne s’ornait d’un bizarre accessoire en forme de croissant de lune et rehaussé de longs poils comme ceux d’un balai d’écurie, rappelant les casques de certains romains mais en plus dépouillé. Ils portaient de longues capes noires et des chaussures de cuir montantes qui serraient leurs membres squelettiques.

Ces images accentuaient l’inquiétude des jeunes filles que le destin implacable poussait dans cet épouvantable lieu où leur intrusion trouverait inexorablement une issue fatale dès leur apparition. Près des portes principales du bâtiment d’autres créatures de même souche, armées d’une lance et d’un sabre montaient la garde.

Alors que la partie de la ville entre le palais et l’entrée de la citadelle paraissait déserte, hormis les sentinelles, l’autre à l’arrière, grouillait de ces êtres immondes déambulant en silence dans de larges rues desservant de petites maisonnettes basses.

La partie était perdue d’avance. Charmante éclata en sanglots. Nolwenn bien que dotée d’un courage à toute épreuve n’avait pas la force de la consoler et les deux filles pleurèrent dans les bras l’une de l’autre. Malgré ses longs sanglots, Charmante redressa la tête.

- Notre loi m’impose d’être sur place demain matin, je partirai seule. C’est une mission impossible, je ne veux pas que tu t’exposes inutilement.

- Pas question ! Je te l’ai promis, je partirai avec toi.

- Je te délie de ta promesse. Et tes parents ? Tu les oublies ? Tu n’as pas le droit de te sacrifier inutilement.

De chaudes larmes coulèrent sur les joues de Nolwenn. De longues minutes s’écoulèrent dans un silence glacial.

- Je partirai avec toi. Je suis jeune et jamais je ne me pardonnerai de t’avoir abandonnée dans une telle épreuve. Je refuse d’entrer dans la vie avec un aussi lourd fardeau que de tels regrets. Profitons du peu de temps qui nous reste pour adopter une tactique et préparer notre action.

3.

Une étrange impression leur serra la gorge dès qu’elles prirent pieds sur le sol maudit. Ce fut tout d’abord ce silence angoissant qui y régnait, et puis leurs sens exacerbés détectèrent une suffocante odeur soufrée. L’atmosphère se teintait et prenait d’étranges reflets violacés. On percevait dans l’air des grésillements d’étincelles, comme cela peut se produire sur terre en montagne les jours de forts orages et que le potentiel électrique grimpe. Les montagnards appellent ce phénomène "  les abeilles " et ils savent qu’ils sont très proches d’une colossale énergie électrique qui va générer des éclairs et peut être, selon où ils se trouvent, périrent dans l’embrasement. Le ciel roulait de monstrueux nuages noirs zébrés de bandeaux gris.

Une rumeur lointaine, à peine distincte, parvint à leurs oreilles. Elle semblait s’approcher, se faisait plus distincte. Elle roulait dans l’air, menaçante comme si elle faisait corps avec l’espace. Elle semblait s’approcher. Elle s’approchait. Maintenant, on pouvait discerner le hurlement féroce d’une meute de loups. Paralysées par la peur les deux filles tendaient l’oreille. Une sourde panique montait en elles.

- Attends, je vais leur jouer un tour, fit Constance toute tremblante.

Elle se redressa, décrivit de la main tendue de grands cercles au dessus de leurs têtes, prononça une phrase incompréhensible.

Nolwen vit Constance changer subitement d’aspect, son corps devenait flou, transparent.

- Voilà ! Maintenant, nous sommes invisibles. Les loups ne peuvent plus nous voir. Nous allons grimper sur ce rocher et ils ne nous trouveront pas.

Mais les aboiements continuaient, toujours aussi féroces. Ils étaient tout près. La meute fonçait sur elles la gueule ouverte, leurs terribles crocs au vent, la langue pendante.

Horrifiées, les filles les virent se jeter sur elles. Mais soudain, ils stoppèrent leur élan, arrêtèrent leur course et leurs bonds, pour former un cercle autour d’elles, sans se départir de leur terrible attitude menaçante. Ceux du premier rang s’assirent sur leur train arrière, la gueule ouverte, les babines retroussées. Ils fixaient les filles de leurs yeux rouges exhalant une haine furieuse qui les pétrifiait.

Un long ricanement résonna dans l’air. Il roula dans les nuages, se répercuta dans les rochers et vibra tout autour dans ses lugubres intonations. Une ombre immense passa sur leurs têtes. L’oiseau de malheur décrivait des cercles en ricanant. Puis il se posa à côté d’elles et se transforma. Une masse de chair énorme et hideuse se dressait devant elles. Elle n’avait pas de cou ou alors il disparaissait dans l’épaisseur de graisse. Une tête énorme aux plis graisseux qui pendaient sur les côtés la rendait encore plus monstrueuse. Ses yeux glauques fendus d’un iris rouge les fixaient intensément.

- Je vous attendais. Maudites bestioles puantes. La leçon que j’ai donné la dernière fois à l’idiote de petite fée qui pensait pouvoir perturber mon existence n’a donc pas suffi puisque vos stupides patronnes envoient deux autres petites imbéciles. Votre confrérie ne sait toujours pas que vos petits pouvoirs d’insectes minables ne peuvent rien contre moi. Il partit d’un long rire strident. Invisibles ! Petites idiotes ! Invisibles pour qui ? Pour les personnages ignorants qui vous envoient, mais pas pour un Dieu tel que moi. J’ai tous les pouvoirs et personne ne peut rien contre moi. Et il partit de nouveau dans un énorme rire hystérique. Je vais donner une bonne leçon à votre stupide confrérie de fées. Je fais en sorte qu’elles puissent voir le triste sort que je vous réserve. Elles seront certainement très intéressées par la façon dont vous allez mourir après d’horribles souffrances. Après ça, j’espère qu’elles me foutront la paix et cesseront de conspirer contre moi. Ici, le maître, c’est moi. Les fées ne sont que des accessoires sans consistance inventées pour distraire les stupides humains.

Si les deux pauvres filles avaient quelques illusions aussi faibles fussent-elles, cette fois, elles les perdirent définitivement. Nolwenn s’apprêtait à mourir dignement. Elle imaginait la peine qu’elle allait provoquer à ses parents, pourtant, elle ne se résignait pas à regretter d’avoir accompagné Charmante. C’était son devoir.

Le monstre tendit la main et un voile transparent apparut au dessus de la tête des filles. Ses bords s’arrondirent et il enveloppa les deux prisonnières comme une bulle, puis elle s’éleva légèrement soulevant en même temps les deux captives.

Il fit un autre geste et ajouta.

- A partir de cet instant, toutes les fées de votre royaume assistent à votre agonie qui sera très longue. La mort qui la suivra sera une délivrance pour vous. Vous ne méritez pas la grâce de vous livrer de suite à mes loups. Quand l’heure sonnera, ils ne feront qu’une petite bouchée de vos deux corps minuscules.

Il fit un autre signe et le char apparut. Le monstre s’installa sur le fauteuil au centre de l’engin chamarré de tentures noires, striées de tranches aux couleurs vives, d’un effet fort désagréable. Il avait changé de char, celui-ci resplendissait sous ses dorures et ses sculptures. Certainement un char d’apparat pour mieux souligner sa magnificence aux fées qui quelque part très loin assistaient à la scène. Les chevaux étaient parés de manteaux aux broderies tissées de fils d’or entrelacées de pierreries qui scintillaient dans cet atmosphère gris et poisseux. Il leur adressa un petit signe de la main et ajouta.

- L’empereur du royaume des loups vous souhaite la bienvenue. Et il partit d’un long rire sarcastique.

- Empereur de pacotille ! Vous n’êtes rien d’autre qu’une misérable entité maléfique et si nous, nous n’aurons pas raison de vous, Dieu vous pulvérisera.

Le char s’ébranla sous les ricanements de l’empereur. La bulle et ses deux prisonnières suivait derrière, trois mètres au dessus du sol. Sous elles, les loups grognaient et parfois sautaient pour essayer de les atteindre ou, seulement les effrayer, car le maître avait dit qu’elles ne mouraient pas de suite. Mais plus tard, après d’horribles souffrances.

- Pardonne moi, Nolwenn de t’avoir entraînée dans cette terrible aventure, murmura Charmante en pleurs. J’ai beaucoup de peine pour toi. Moi, j’accepte de mourir puisque c’est mon destin mais je refuse d’accepter ta mort.

- Je te répète que tu n’as pas à me demander pardon. Ressaisis-toi et montrons à cet ignoble personnage que nous sommes capables de mourir la tête haute.

Pour réconforter son amie elle avait envie d’inventer quelque chose, comme par exemple l’intervention de sa famille ou de n’importe quoi, mais elle savait que ça ne servirait à rien. Rien ne pouvait les sauver.

Le char entra dans la citadelle où les cadavres ambulants du maître formaient jusqu’au palais une haie d’honneur, leurs lances tendues en l’air comme des paratonnerres.

- Je vous laisse à la garde de mes amis, leur fit le monstre avant de pénétrer à l’intérieur. Je reviendrai bientôt pour les festivités.

La bulle reprit son mouvement et longea les murs du palais en survolant la meute de loups qui se déplaçait sous elle, toujours menaçante, en émettant de sourds grognements. Quelquefois, un fauve sautait en essayant d’attraper la bulle, la gueule ouverte, les babines retroussées montrant ses horribles crocs. La bulle avançait sans cesse, tournant autour du palais avec toujours la meute hurlante de loups sous elle. Parfois, des enfants cadavres, leur jetaient des pierres. Elles faisaient flop, contre la bulle, mais les filles en ressentaient malgré tout les effets sur elles. Ces chocs leur provoquaient de désagréables douleurs aiguës.

Inlassablement, la bulle tournait et avec la même persévérance, sous elle, les loups suivaient, jamais las, jamais fatigués de sauter, de grogner, de menacer de leurs crocs acérés, les deux pauvres filles. La résistance de la petite fée ne supporta pas longtemps cette horrible épreuve. Nolwenn plus forte résistait désespérément. Mais au petit matin, c’étaient deux corps effondrés qui gisaient sur le fond de la bulle, attendant la mort.

4.

Frère François, malgré la sérénité de son âme ne réussissait pas à trouver le sommeil. Il vécut une nuit agitée. Il se retrouvait coincé entre deux impératifs contradictoires. Sa qualité de confesseur de la famille Legonnec lui imposait de se tenir à l’écart de leurs activités et de les ignorer totalement dans le déroulement de leur vie quotidienne. D’autre part, la présence de la petite noire et surtout l’angoisse qui se lisait aisément sur le visages des deux filles, lui commandaient de contacter la famille.

La religion privilégie le secret de la confession dans une absolue rigueur, ne tolérant aucune défaillance sur ce point, mais malgré ces impératifs avait-il le droit de rester passif devant une situation alarmante ? Ses sens éveillés avaient perçu le drame qui se jouait en elles. Sa décision était prise. "  Que Dieu me pardonne ", se dit-il en se saisissant du téléphone pour contacter oncle Jacques.

Au même instant, dans un autre monde, un char suivi de plusieurs charrettes encadrés de meutes de loups, franchissaient la porte d’une citadelle. Le char s’arrêta près de la bulle et l’empereur des loups en descendit.

- Réveillez-vous mesdemoiselles, je vous convie à un spectacle qui vous ravira et vous révélera ce qui vous attend dans quelques heures.

Les centaines de loups qui suivaient le convoi vinrent se joindre à ceux, montant la garde sous la bulle. Leurs yeux brillants lançaient des éclairs, ils se frottaient les uns contre les autres comme des chiens heureux attendant leur pâté. Une forte excitation les animait. Plusieurs dizaines de ces êtres squelettiques, semblables à des cadavres habillés, vinrent se placer de part et d’autres des charrettes. L’empereur fit un geste et les loups reculèrent pour faire de la place autour des charrettes, bondées de prisonniers humains, êtres identiques à ce que les filles avaient vu sur les écrans de Parménie. Il y avait des hommes, des femmes, des enfants. Sans ménagements les gardes les poussaient sous la bulle. Les loups, la gueule grande ouverte, la langue pendante laissant couler des écumes de salive, fixaient leurs futures victimes de leurs rouges.

Auzon, le monstre, leva la tête vers les filles et leur cria.

- Regardez ! Régalez-vous du spectacle que je vous offre.

Elles se redressèrent horrifiées, imaginant sans peine la scène à laquelle elles allaient assister. Nolwenn soutenait Charmante qui commençait à défaillir, consciente qu’elle aussi ne supporterait pas un tel spectacle.

Les spadassins du monstre commençaient à se retirer pour se placer derrière les loups. La vue de ces femmes, hommes et enfants qui allaient être sacrifiés, pour servir de nourriture à d’horribles loups, arrachaient des larmes aux deux filles.

Auzon fit un geste et les loups bondirent sur les prisonniers, en hurlant.

Un éclair zébra le ciel, les nuées noires se déchirèrent. Des portes de la citadelle un cône lumineux de couleur orangé monta dans le ciel qui rougissait. Le coup de tonnerre qui s’en suivit assomma, hommes et bêtes tant il fut violent. La luminosité du cône s’intensifiait.

Les portes s’ouvraient lentement. Une grande ombre noire apparut sur le seuil. Les loups stoppèrent leur élan et s’immobilisèrent. L’ombre s’avançait. Une ombre noire, tenant un lourd bâton à la main. L’ombre venait vers eux. On distinguait sur sa tête un long chapeau pointu. C’était son long manteau noir qui donnait cette impression de volume car l’être semblait maigre et progressait comme un vieillard. Sur son passage les loups s’écartaient.

- Qui est-ce ? demanda Charmante dans un soupir.

- Je crois que c’est Merlin, l’enchanteur. Le plus puissant des magiciens. Depuis des siècles, il est vit prisonnier dans une bulle. C’est la fée Viviane qui l’a enfermé dans la forêt de Brocéliande,  après avoir appris de lui, tous les secrets de la magie. Ce ne peut donc pas être lui.

L’empereur le regardait venir en souriant.

- Qui es-tu étranger ? demanda-t-il. Tu me parais bien maigre pour servir de pâture à mes loups.

- Je suis Merlin l’enchanteur. A la demande des anges blancs, l’archange Michel m’a délivré de Viviane sous réserve que je t’affronte.

L’empereur partit dans un grand rire qui vibra comme un tambour et alla résonner dans les nues.

- Sais-tu que je peux te faire disparaître d’un simple geste ? Petit avorton.

- Lorsque tu sauras que l’archange Michel m’a insufflé sa puissance pour mener à bien cette mission, tu riras moins. Il a déjà vaincu ton père, le prince des ténèbres et moi, je vais pulvériser son fils Auzon et libérer ce monde de ta tyrannie.

Merlin rejeta sa vieille cape, et se transforma, sous les yeux médusés de tous . Il prit l’apparence de l’archange Michel. Son lourd bâton se transforma en trident. Une lumière intense brillait autour de lui comme s’il était devenu un soleil.

Auzon leva les bras. Le ciel s’embrasa, le tonnerre se mit à gronder. Les deux protagonistes furent transportés dans les cieux où un combat titanesque les opposa. La terre tremblait, alors que de sourds grondements déchiraient l’atmosphères, des salves d’étincelles tombaient sur le sol. Le vent se levait, ses rafales pétaradaient comme des éclats de trompettes. Il tourbillonnait entre le ciel et la terre. Médusés les prisonniers guettaient les formes apocalyptiques qui tournoyaient dans les nues, sans que l’on puisse distinguer soit l’un, soit l’autre. Malgré les tourbillons, la bulle, geôle des filles, restait immobile. Nolwenn et Charmante serrées l’une contre l’autre assistaient au combat. Nolwenn priait. Selon toute logique, Merlin aurait du périr instantanément et pourtant le combat durait, s’éternisait. Merlin semblait plus coriace qu’elle ne l’avait supposé. Le vent se calmait, les éclairs diminuaient d’intensité, les nues s’apaisaient aussi. Il y eut un grand bruit et un gigantesque serpent tomba sur le sol. Il zigzaguait effroyablement. Un énorme trident tomba du ciel et le cloua au sol. Merlin, toujours dans la tenue de Michel redescendit sur le sol. Il arracha le trident et dit au reptile.

- Quitte ces lieux et n’y reviens plus jamais !

Le serpent se glissa vers la porte, suivi par les centaines de loups fuyant eux aussi, penauds, la queue basse.

La bulle s’ouvrit et les deux filles posèrent pieds sur le sol. De nouveau le ciel se zébra et trois silhouettes apparurent. La famille Legonnec s’élançait pour serrer leur fille et leur nièce dans leurs bras.

- Dieu soit loué, il a exaucé nos prières, s’exclama la maman.

- Les suppliques de 100 personnes touchées par la grâce divine, peuvent faire des miracles, ajouta oncle Jacques.

Charmante ressuscitée et folle de joie, sauta dans les bras d’oncle Jacques. Les prisonniers, ne comprenant rien à se qui se passait, s’agenouillèrent devant Merlin. Le spectacle grandiose auquel ils venaient d’assister les avait assommé annihilant le peu d’esprit qu’ils possédaient.

- Relevez-vous, brave gens, leur dit Merlin. Vous êtes libres et débarrassés à tout jamais de ce monstre. Rentrez chez vous, votre cauchemar est terminé.

Ils restaient autour d’eux, incrédules, incapables de ressentir de la joie tant ils étaient perturbés.

Le papa de Nolwenn s’approcha de Merlin pour lui serrer chaleureusement la main.

- Je ne trouve pas les mots pour vous remercier.

- Ne me remerciez pas, je n’ai fait qu’obéir à mon maître. C’était mon devoir. Je suis si heureux de les avoir sauvés, les enfants et tout ce peuple aussi.

- Et maintenant, qu’allez-vous devenir ? Vous ne retournez pas dans votre bulle à Brocéliande je suppose ? Vous pourriez accomplir encore tant de belles choses.

- Je ne sais pas, je suis vieux et fatigué. Non, je ne sais pas.

- Nous vous invitons à Parménie. Nous serions si heureux de vous accueillir quelques jours.

- Quelques jours, je veux bien. Le monde a tellement changé. Je suis curieux de voir ce qu’il est devenu.

 

Fin.

Vincent Patria Echirolles le 9 octobre 2000

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