Légende n°12 : Clotilde et la citadelle maudite.

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L’homme croit avoir tout trouvé, tout inventé et tout connaître. En réalité, il connaît surtout les choses évidentes …. Il sait par exemple qu’il faut être équipé pour aller en haute montagne. On ne peut l’hiver et même l’été gravir les hauts sommets nus pieds. Et pourtant, chaque année de nombreux accidents ont pour origine un mauvais équipement, des imprudences ou des négligences. Dans ces conditions, comment penser tout connaître d’autant plus que chaque jour nous amène son lot de découvertes. Il en est de même avec l’esprit, avec nos facultés, avec nos sens. De même aussi avec le rationnel et l’irrationnel. Il y a ceux qui savent voir et ceux qui ne voient jamais rien d’autre que l’argent, la puissance, les plaisirs terrestres, le monde matériel, ce qui par voie de conséquence étouffe en eux le spirituel. L’univers spirituel n’est accessible qu’aux personnes nantis d’une grande sensibilité, de facultés imaginatives subtiles exceptionnelles qui sont des prédispositions inexistantes chez les humains matérialistes aux instincts bestiaux.

En cette veille de Noël j’avais décidé d’emmener avec moi quelques enfants prédisposés à cette approche, à la découverte de ce monde merveilleux.

Cette belle légende est née non loin de chez vous. Lorsque vous quittez votre village, au sommet de la première petite côte vous avez une petite route départementale qui part à gauche et se lance à l’assaut de la colline en zigzaguant joyeusement dans la forêt. Au fur et à mesure que vous montez, les arbres se font plus grands deviennent majestueux. Les derniers kilomètres sont caillouteux et aboutissent à un parking où vous devez laisser votre voiture. Face à vous, un chemin forestier vous transporte jusqu’au sommet où vous bénéficiez d’une vue magnifique sur la vallée et d’où vous pourrez apercevoir votre village, blotti au fond de l’horizon. Un sentier sur la droite guidera vos pas dans la forêt. Sur le côté gauche du parking une haie touffue de buis barre l’horizon. Les nombreux promeneurs qui fréquentent assidûment ces lieux n’ont jamais remarqué le petit sentier qui part derrière cette haie et s’enfonce dans la futaie faite de hêtres magnifiques qui s’élancent majestueusement vers les nues. Je dois aussi vous avouer que ce sentier est magique et qu’il est invisible au commun des mortels, mais pour nous, les rares initiés, dès que nous posons le pied sur sa trace, nous le reconnaissons aussitôt. Une symbiose s’établit entre lui et nous.

Au début, il est bordé de fougères géantes qui s’écartent sur notre passage, et plus loin, elles laissent la place à une épaisse mousse souple et odorante d’un vert étincelant. Il fait bon respirer cet air au parfum des bois fait d’un mélange de senteurs de champignons, de fleurs, d’essences sylvestres et de bruyères. Nos pas caressent avec légèreté ce tapis moelleux.

Nous marchons, nous marchons sans ressentir la moindre fatigue, car ici, nos pas sont légers, légers, on a l’impression de flotter dans l’air. De temps à autre, nous devons nous arrêter. Certains arbres que je connais bien, font office de bornes du temps et il serait dangereux de franchir trop rapidement des paliers de plusieurs siècles. Nous approchons car les paliers sont plus courts, ce sont maintenant des dizaines d’années et à présent, des années.

- Stop ! Nous y sommes ! Asseyez-vous les enfants. Surtout, ne faites pas de bruit, ne parlez plus.

Une brume blanche comme de la pluche de neige apparaissait au sommet des arbres. Elle naissait spontanément, en douceur, comme le frémissement de bulles avant le bout. Un nuage à la fois floconneux et translucide se formait et commençait à descendre sur nous. Il s’épaississait, nous enveloppait. Tout semblait disparaître autour de nous, d’abord les arbres puis mes compagnons. Chacun avait l’impression d’être seul, perdu dans la brume. La tiédeur qui jusqu’à présent nous enveloppait fit place à une surprenante fraîcheur. Une fraîcheur qui s’accentuait, vous pénétrait et vous glaçait les os.

Je commençais à m’inquiéter car ce froid était inhabituel. Il ne présageait rien de bon.

Combien de fois, avais-je fait le saut dans ce charmant petit village du moyen âge où je connaissais tout le monde ? Je voulais faire une surprise aux enfants, à ces petits qui commençaient à Voir au milieu de ce monde aveugle. Pourtant, force m’était de reconnaître que les choses ne se passaient pas comme d’habitude. Ce froid inhabituel me donnait quelques soucis d’autant plus qu’il semblait s’intensifier.

Mais je n’étais pas homme à m’inquiéter outre mesure disposant d’une panoplie exceptionnelle de défenses efficaces. Efficaces dans la mesure où il ne fallait pas se laisser surprendre. D’ailleurs mon expérience séculaire me mettait à l’abri de toute surprise.

La brume s’épaississait, devenait poisseuse. D’imperceptibles grésillements attirèrent mon attention et à mon grand étonnement je découvris dans la cime des arbres de minuscules étincelles. Ce n’était pas un bon signe. Un intrus s’était introduit dans ce monde et les prémices de sa présence ne présageaient rien de bon. Certes je ne ressentais aucune peur pour moi, car je sais me défendre, mais il y avait les enfants. 2 petits garçons et une petite fille que je destinais à la découverte du monde merveilleux. Je devais rester vigilant, d’autant plus que maintenant je ressentais la présence d’une force hostile dont j’appréhendais sa puissance qui au fil de mes analyses me paraissait particulièrement intense.

J’écartais les bras dans un geste protecteur pour mettre à l’abri les enfants. A ma grande surprise je constatais que mes bras ne répondaient pas à ma demande. Mon esprit restant lucide, je ne m’affolai pas outre mesure.

Lentement, la brume s’éleva, l’atmosphère se clarifia. Bientôt le village surgira du néant et alors, je pourrai bénéficier de l’aide des sages de ce village si besoin était.

Déjà, on pouvait apercevoir le toit des huttes. A cet instant, j’étais convaincu que le bruit confus des diverses activités viendrait chasser cette désagréable enveloppe démoniaque qui nous étouffait, en remettant les choses dans leur ordre naturel. Enfin au centre de l’immense clairière, le village apparut. Je poussai un soupir libérateur.

La première chose qui me surprit fut tout d’abord l’absence de bruits. Aucun cri d’enfants, pas d’aboiements de chiens, aucun son cristallin venant de la forge.

Une brande bâtisse occupait le centre du village faisant office de salle de réunions où les habitants se réunissaient lorsqu’une décision importante devait être prise. Autour d’elle plusieurs autres bâtiments assurant les principaux services du village : boulangerie, écoles, lieu de culte, ferronnerie, halles du marché et tout autour les huttes individuelles des familles formant une dizaine de cercles concentriques.

Aucun mouvement, aucune allée et venue. Tout paraissait désert. La population semblait avoir déserté les lieux.

A l’entrée du village un petit tourbillon commença à se former. Il prit rapidement de plus grandes proportions, alors que de petits éclairs éclataient en son sein.

Indubitablement, il se passait quelque chose d’anormal et mon corps engourdi m’en donnait l’alarme. Je pris peur pour les enfants et malgré mon engourdissement je réussis à proférer quelques mots à l’adresse de la petite fille.

- Clotilde, sauve toi ! Cache toi dans un coin, je viendrai te chercher plus tard.

Elle se tenait un peu en retrait derrière moi et je fus incapable de vérifier si elle avait bien reçu mon avertissement et mis à exécution.

Devant moi les soubresauts dans l’air s’amplifiaient pour aboutir à l’apparition d’une forme à silhouette presque humaine. Elle mesurait environ deux mètres et de cette longue forme enveloppée d’un manteau sombre apparaissait une tête osseuse démesurée avec des yeux rouges enfoncés dans des orbites profondes et d’interminables oreilles pointues. Ses longs bras décharnés s’agitaient comme les branches mortes d’un arbre secoué par la tempête.

- Noirot ! soupirais-je abasourdi. Le génie du mal.

Il y a 2000 ans, j’étais entré en conflit contre lui et avais réussi après une longue et terrible lutte à l’enfermer au fond d’un puits profond dans les entrailles de la terre. Je dois avouer que dans cette bataille, j’avais été aidé. Mais cette fois, j’étais seul et de plus insouciant du danger je me suis laissé surprendre.

Il eut un long ricanements qui mit à jour ses longues dents pointues.

- Surpris de me voir ? Hein ? Tu ne t’attendais pas à me retrouver ici. Mais moi, par contre, il y a longtemps que je t’attendais. Enfin tu t’es décidé à venir et je vais pouvoir assouvir ma vengeance. Je t’offre sur un plateau la prison à vie.

- Dis moi, où sont les villageois ?

- Tes petits protégés sont en bonne santé. Oh ! je devrais dire pour être plus précis, en plus ou moins bonne santé. Les plus costauds travaillent à l’élaboration de mon nouveau château. Avant de t’enfermer, je te le ferai visiter. Il est magnifique, sa construction est bien avancée. La tâche est rude car il se situe au sommet de la montagne et les ouvriers, doivent charrier les matériaux jusqu’au sommet. D’autres travaillent dans les mines. Je reconnais que le travail est très dur, mais que veux-tu, c’est la vie. Travailler et mourir c’est le destin des esclaves.

- Tu es un beau salaud. J’aurais du te supprimer quand tu étais en mon pouvoir.

Noirot partit d’un rire sinistre. Les éclats de sa voix secouaient les arbres qui ployaient lamentablement vers le sol tant ils étaient terrifiés. Il fit un signe et sortirent de l’ombre une harde d’êtres gros, velus, avec des têtes hybrides d’animaux, à demi nus, à demi revêtus de cuirasses sur la poitrine.

- Merci de m’avoir apporté de la main d’œuvre fit-il en désignant les deux jeunes garçons pétrifiés de terreur.

Je voulais implorer sa clémence envers eux mais je savais que non seulement ce serait inutile, mais que bien au contraire, il s’acharnerait encore plus sur eux pour me torturer.

2.

Clotilde la petite fille qui accompagnait Abrahanus pressentit elle aussi des événements anormaux dans les prémices de mauvaises augures qui s’amorçaient dans l’espace. Elle comprit son message et recula sur la pointe des talons en se faisant la plus petite possible. Quand elle eut atteint une partie plus dense de la forêt qui la protégeait des regards elle se mit à courir le plus vite possible. Elle courut à s’en décrocher la rate, sans se retourner, droit devant elle comme si elle pouvait retrouver le sentier qui la libérerait. Soudain elle se trouva nez à nez face à plusieurs personnes. Ils semblaient être des humains comme nous, quoique de plus petite taille et tous revêtus d’un long vêtement clair.

Il y eut un mouvement de stupéfaction des deux côtés. La peur, l’essoufflement eurent raison de l’adolescente qui restait figée dans sa frayeur. Un des hommes s’avança vers elle. Il avait un visage doux sous sa barbe blanche.

- Qui es-tu ? demanda-t-il.

Clotilde reprenait son souffle. Ces personnes n’affichaient aucun signe d’agressivité, on devinait simplement dans leur attitude une certaine crainte. Comme une crainte enfouie au plus profond d’eux-mêmes.

- Je suis avec le mage Abrahanus. Il nous a conduit dans ce monde pour nous le présenter mais il s’est passé quelque chose de terrible et il m’a demandé de m’enfuir.

La jeune fille fit de son mieux pour répondre aux questions du vieillard alors que d’autres personnes apparaissaient de derrière les arbres où ils s’étaient cachés. Ses paroles semblaient plonger le groupe dans la consternation.

- Nos oracles nous avaient annoncé sa venue. Il était notre dernier espoir, mais d’après ton récit, il semble qu’il s’est fait surprendre par Noirot. Ce démon s’est emparé de notre communauté et l’a asservi. Nous sommes une poignée à lui avoir échappé mais ses troupes nous poursuivent inlassablement. Tout est fini pour nous. Bon, ne restons pas ici, ils sont certainement à ta poursuite.

- Je ne pense pas car je me suis échappée avant qu’ils n’apparaissent.

Le petit groupe prit le chemin de leur cachette. Il s’enfonçait dans une partie épaisse de la forêt et son accès se trouvait caché par de gros rochers. Le passage étroit ne pouvait laisser passer les hordes de Noirot aux statures imposantes, ce qui pour l’instant les protégeait jusqu’à ce que le démon ne découvre leur repaire car dans ce cas, il aurait vite raison de ce petit obstacle, lui expliqua le vieil homme. Il était le patriarche et se nommait Archangel. Le repère abritait une cinquantaine de personnes avec quelques femmes et enfants.

La nouvelle jeta le désarroi dans la petite communauté. Par contre tous manifestèrent beaucoup de sympathie et d’affection pour Clotilde, convaincus qu’elle ne reverrait jamais plus les siens. Le désespoir commença à gagner la fillette. Le soir, elle ne put manger et très tôt regagna le lit qui lui avait été préparé chez une des femmes du groupe. Mais elle ne put dormir, elle vivait une nuit agitée peuplée d’horribles cauchemars où des monstres venaient la tirer par les pieds pour la jeter dans un brasier. Sur le matin, épuisée elle finit par s’endormir. Dans son sommeil, elle reçut une étrange visite.

Tout d’abord quand il lui apparut elle eut aussitôt le sentiment d’être morte. Pensez donc, être soudain face à face avec un personnage célèbre du Moyen âge vous porte à penser que la rencontre se fait au paradis. Elle le reconnut aussitôt avec son calot vert, sa veste dentelée, ses longs cheveux blonds et surtout, l’arc qu’il portait dans le dos avec un carquois empli de flèches ne laissait subsister aucun doute.

- Robin Des Bois, murmura-t-elle extasiée.

- C’est bien moi, répondit le héros en souriant. Bonjour Clotilde. Tu traverses une mauvaise passe me semble-t-il.

- Tu es venu m’annoncer ma mort prochaine ?

- Non ! je suis venu te dire qu’avant de mourir, il faut lutter.

Elle hocha la tête en s’efforçant à sourire.

- Que puis-je faire, Robin ? Moi une petite fille qui n’a jamais fait de mal, même pas à une mouche, contre un puissant démon et des hordes sauvages qui paraît-il sont féroces et douées d’une force prodigieuse.

- Toutes les cuirasses ont une faille.

- Oui ! Et qu’elle est leur faille, s’il te plaît ?

Il jeta son arc et son carquois sur le lit.

- Ils ne connaissent pas ça.

Clotilde partit d’un rire nerveux.

- Je ne sais pas m’en servir.

- C’est un arc magique, le carquois aussi. Jamais il ne se vide.

- Merci Robin, ainsi je pourrai tuer quelques monstres avant de mourir. Puisque tu es si convaincu de vaincre, pourquoi ne prendrais-tu pas la tête des combats, toi qui es le héros des peuples asservis ?

- Je ne peux pas ma petite Clotilde. Moi je suis mort. Saint Pierre m’a autorisé à t’aider, un point c’est tout. C’est à toi à forcer le destin. Je ne peux participer à la lutte mais je suis autorisé à rester prêt de toi pendant deux jours. Tu seras la seule à me voir.

- Autrefois, on donnait les chrétiens en pâture aux lions sous les yeux émerveillés de la foule. Le spectateur de l’orgie sanguinaire ce sera toi ?

- L’heure n’est plus à la discussion. N’oublie pas Clotilde, je n’ai que 2 jours.

Clotilde resta quelques instants plongée dans ses réflexions puis, soudain elle bondit de son lit, s’empara de l’arc et du carquois et se précipita dehors. Là elle se mit à crier, à hurler.

Etonnés les villageois sortirent des chaumières, ou arrêtèrent leurs pas pour la regarder gesticuler. Par petits groupes ou seuls, ils vinrent se rassembler autour d’elle étonnés de l’énorme raffut qu’elle provoquait.

Archangel s’avança vers elle, le regard inquiet et surpris.

- Qu’y a-t-il Clotilde ? que se passe-t-il ? Qu’est-ce qui te prend ?

- Dis moi, mon bon Archangel, quel est notre destin ?

- Oh ! Il est simple. Où finir esclaves ou mourir, mais pour nous ce sera sûrement la mort pour nous être enfuis.

- Puisque nous devons mourir, mourons en combattant !

- Ah oui ! Combattre avec quoi ? Nous n’avons pas d’armes.

- Tiens prends ça !

Clotilde lui tendit l’arc et le carquois plein de flèches. Le vieil homme étonné, se demandant où la jeune fille s’était procuré un tel attirail, récupéra l’arc. Tous les yeux restaient fixés sur Clotilde. La stupéfaction se lisait sur tous les visages. Bien qu’elle eut donné ses armes à Archangel, elle possédait toujours un arc et des flèches. Son regard parcourut l’assistance. Elle repéra un homme vigoureux et lui fit signe d’approcher. A lui aussi elle remit son arc et ses flèches et se retrouva aussitôt en possession d’un autre arc. Tous comprenaient qu’il se passait quelque chose. Quelque chose de magique. Clotilde n’était pas une simple jeune fille, mais une déesse envoyée par les Dieux. Elle poursuivit la distribution auprès de chacun et quelques instants plus tard tous possédaient le même équipement.

Alors Clotilde prit son arc et l’éprouva. Il fallait une force d’athlète pour bander l’arc, mais, sans effort exceptionnel elle y parvint. Elle repéra un gros arbre à la lisière de la forêt à plus de 200 mètres et le visa. Sa flèche partit en sifflant, fendant l’air dans une traînée phosphorescente et se planta au milieu du tronc. Un instant plus tard une autre flèche vint se loger à côté puis d’autres, puis des dizaines d’autres. Chacun s’essayait avec le même succès.

- Archangel ? As-tu des chevaux ?

- Certainement ! Il s’adressa à un groupe d’hommes qui partit en courant et revint avec un troupeau.

- Nous allons libérer ton peuple et Abrahanus ! Allez ! Tous en selle !

Entraînés par l’enthousiasme de la jeune fille tous sautèrent sur les chevaux et la suivirent sans hésiter. Robin avait pris place sur son cheval sans pour autant freiner la vitesse de son destrier. Ils galopèrent ainsi plusieurs heures à une vitesse folle. Malgré l’épaisse mousse des bois, le bruit de la chevauchée fantastique résonnait dans les airs dans une sourde rumeur qui s’étendait à l’infini parmi les monts et les vaux.

Dans la citadelle maudite une intense effervescence y régnait. Au centre de l’immense cour, les forces diaboliques avaient attaché Abrahanus à un poteau. A côté le démon noir avait fait placé un sphère de verre où à la fin du spectacle Abrahanus y serait introduit puis hissé au sommet d’une tour pour y rester enfermé pour l’éternité. Des gradins avaient été installés tout autour et le peuple des monstres maudits au service de l’empereur démoniaque assistait à la cérémonie, ainsi que les villageois prisonniers, le petit peuple des Agathes, un peuple paisible et accueillant. Noirot confortablement installé dans un fauteuil serti de diamants, encadré par ses officiers supérieurs se délectait du spectacle qui consacrait son infinie puissance et sa définitive victoire sur le bien. Des villageois, parmi les plus récalcitrants étaient lâchés dans l’arène et servaient de cibles à des cavaliers qui ne ménageaient pas leurs coups de lances ou de bâtons. Un jeu horrible et déloyal où les victimes, fragiles, sans défenses, étaient harcelées par de monstrueux cavaliers armés montant de lourds chevaux robustes. Les victimes courraient jusqu’à épuisement sans aucune chance d’échapper à un sort cruel qui se soldait parfois par leur mort. Déjà plusieurs avaient péri. Leurs corps jonchaient le sol, piétinés par les chevaux et ceux qui tombaient subissaient le même sort. Les autres villageois étaient massés dans un coin de la cour, bloqués par un cordon de soldats aux têtes hideuses, aux corps musclés protégés de boucliers de cuir. De l’autre côté de la cour l’armée de Noirot se délectait elle aussi du spectacle.

C’était jour de fêtes et toutes les portes de la citadelle à l’abri de touts dangers de toutes surprises étaient grandes ouvertes.

Tout d’abord floue, la rumeur s’amplifia sans que personne ne s’en émouva. Puis elle prit de la consistance et devin forte, toujours dans la même indifférence. Maintenant elle prenait le rythme d’un roulement de tambour, ressemblant parfois à des déchaînements de tonnerre éloignés. Puis le bruit décroissa, le calme revint.

Noirot se leva et fit signe aux bourreaux d’introduire Abrahanus dans la sphère de verre. Au même moment, un monstre descendit de la tour de guet en courant et se dirigea vers la tribune de Noirot .

- Maître, une cinquantaine de cavaliers se sont postés face à la citadelle à l’orée de la forêt. Il semble que ce soit les fugitifs du village ceux qui se sont échappés.

- Ils se rendent ?

- Non maître ils attendent. Ils sont armés. Peut-être s’apprêtent-ils à attaquer la citadelle.

Les propos du monstre de guet, déclenchèrent des sourires de bonheur sur le visage de l’Etat major de Noirot.

- Nous allons terminer cette journée en apothéose, fit Noirot, le visage souriant pour la première fois.

Faites donner la cavalerie et la troupe suivra derrière. Nous allons les hacher en menus morceaux. Pas de quartiers.

Les préparatifs ne traînèrent guère. Un monstre arriva en courant tenant en laisse le cheval du général qui aussitôt bondit en selle. Brandissant son sabre il hurla :

- Cavaliers ! A mon commandement. En avant !

Dans un bruit de trépidations infernales la cavalerie se dirigea vers la grande porte.

Une autre trompette sonna et le général d’infanterie hurla à son tour.

- Fantassins ! A mon commandement.

On lui amena à lui aussi un cheval.

- Je vous invite tous au spectacle, cria à son tour Noirot à ceux qui restaient, en désignant le haut du mur de rondes de la citadelle.

Puis ce fut le bruit du lourd piétinement des deux mille fantassins qui se massaient derrière la cavalerie. L’ombre démesurée des hideux monstres du seigneur de la citadelle donnait des allures fantasmagoriques à cet horrible spectacle. Une bave mousseuse coulait de leurs gueules armées de longues canines découvrant parfois une langue rouge aux reflets sanguinolents.

Dans le ciel de lourds nuages noirs se déchiraient pour laisser passer les rayons acérés d’un soleil rouge qui illuminaient le futur champ de bataille.

Plus loin, à cinq cents mètres, un imperceptible arc de cercle clair trahissait la présence des cinquante cavaliers du désespoir, pas plus gros que de petites bougies.

Le général de cavalerie bouillonnait d’impatience. D’un œil il s’assurait que ses 200 cavaliers s’alignaient en parfait ordre de bataille et de l’autre, il fixait le haut de la muraille ou Noirot radieux, attendait. Enfin, le démon fit un geste.

- Sabres au clair ! hurla le général et pas de quartiers !

Dans un vacarme effroyable la cavalerie s’élança.

Contre le mur d’enceinte les 2000 fantassins formaient les rangs.

- Pourvu qu’ils nous laissent quelque chose, murmura le général à un de ses colonels qui l’encadraient.

Constatant que ses fantassins étaient en parfait ordre de bataille, il donna le signal et la troupe partit au pas de course derrière la cavalerie.

L’armée démoniaque dévalait la colline à un train d’enfer en soulevant un épais nuage de poussières.

Et là-bas, plus loin le petit arc de cercle des cinquante cavaliers regardait terrorisé les hardes sauvages foncer sur eux.

- J’ai peur, murmura Clotilde à Robin qui était descendu de cheval et tenait son destrier par les brides.

- N’oublie pas ce que je t’ai dit, lui répondit Robin : Si tu es sûre de perdre, tu perdras, si tu es sûre de gagner, tu gagneras.

Elle voulait répondre : " Comment espérer gagner contre une telle puissance ? " mais elle préféra se taire pour ne pas subir les reproches de Robin. Elle avait suivi un fantasme, un fantôme, peut-être un produit de son imagination et le plus grave c’est qu’elle avait entraîné avec elle une poignée de gens simples, adorables qui dans quelques minutes allaient mourir dans des conditions affreuses.

- Concentre toi ! Cesse de te morfondre, intervint sévèrement Robin.

- Quand doit-on tirer ?

- Attends encore. Quand ils seront à 200 mètres. Tu peux commencer à armer ton arc.

- Armez vos arcs et attendez mon signal, cria Clotilde.

Ses compagnons s’exécutèrent.

- C’est bon maintenant ! Tirez ! ordonna Robin.

- Tirez ! hurla Clotilde, étonnée par le son soudain puissant de sa voix.

Un sifflement aigu déchira les airs alors que les flèches s’illuminaient et traçaient dans l’espace des sillages flamboyants. Les flèches partaient à une cadence extraordinaire sous l’œil médusé des villageois qui s’étonnaient de leur soudaine dextérité. La densité de la poussière ne permettait pas de voir les impacts, mais les flèches continuaient leur ronde infernale. De temps à autre un cheval sans cavalier surgissait devant eux et disparaissait aussi vite qu’il était apparut.

- Surtout, fais bien attention, lui recommanda Robin. Tu as dans ton carquois, une flèche en or, tu ne dois pas l’utiliser, garde là précieusement pour un dernier recours. Quand tu l’auras tirée, la magie disparaîtra et moi avec.

L’air devenait phosphorescent. Le temps passait mais le flot des flèches persistait et l’on entendait plus que leurs sifflements aigus. Les hurlements des monstres s’estompaient, remplacés par des râles. Personne dans le petit groupe ne perdait son temps à réfléchir à la situation tant ils étaient exclusivement accaparés à décocher leurs flèches le plus rapidement possible.

La poussière retombait lentement et l’on pouvait parfois apercevoir l’impact des flèches qui faisaient mouche chaque fois en traversant le corps des monstres, malgré leur cuirasse. La visibilité s’améliorait progressivement. Enfin, on pouvait découvrir le tapis de cadavres sur le sol. Un tapis épais, infect, puant le soufre et l’éther.

Les minutes s’écoulaient dans une lenteur angoissante. Les villageois s’attendaient tous à voir surgir d’un moment à l’autre des montres qui les pulvériseraient sans pitié d’un coup de sabre. Mais ils continuaient à tirer dans un automatisme guidé par une force mystérieuse.

Et puis, le miracle se réalisa, il ne restait plus un adversaire debout. Mais la bataille n’était pas encore gagnée. Il restait le plus terrible, le plus puissant : Noirot le Prince des Ténèbres et la libération des prisonniers dans la citadelle maudite.

Les premières tours de la forteresse surgissaient du nuage. Clotilde fit signe à sa troupe d’avancer. Tout était redevenu clair. Face à eux, l’imposante citadelle barrait l’horizon. Par les portes toujours ouvertes, d’autres monstres apparaissaient.

- Ce sont les gardiens des prisonniers, Noirot lance ses dernières forces, lui murmura Robin.

Ils étaient maintenant tout proches des murailles. Une centaine de monstres menaçants venaient à leur rencontre.

Clotilde prit une flèche dans son carquois et c’est alors qu’elle s’aperçut qu’il s’agissait de la dernière : la flèche en or. Elle se retourna vers sa troupe et leur fit signe de tirer. Plusieurs salves s’envolèrent et les derniers monstres périrent aussitôt.

- Nous allons investire le château et délivrer tous les prisonniers, ordonna Clotilde.

Mais du haut de la muraille, une ombre s’éleva. Elle dominait le haut de la muraille et prenait des formes inquiétantes.

L’ombre fit un geste et la troupe stoppa, paralysée par l’enchantement diabolique. Une voix s’éleva, une voix sourde puissante aux intonations caverneuses.

- Vous avez osé me défier. Vous allez tous mourir dans des conditions épouvantables.

Ses bras s’agitèrent pendant qu’il proférait des incantations ; les nuages se mirent à tournoyer dans le ciel, des lueurs étranges apparaissaient, des éclairs zébraient l’espace alors que de sourds grondements se faisaient entendre. La terre bougeait sous les pieds des chevaux qui se cabraient. La partie était perdue. On ne lutte pas contre Noirot, même le puissant Abrahanus en avait fait les frais.

" Perdu, pour perdu ", se dit Clotilde qui calmement arma son arc de sa dernière flèche, la flèche en or. Elle le banda de toute sa force décuplée et lâcha son projectile. Il prit la forme d’un éclair et s’élança à une vitesse prodigieuse en émettant un sifflement assourdissant pareil à celui d’un réacteur faisant le point avant de décoller. Noirot fit un geste dans sa direction mais la flèche poursuivait sa course et atteignit le démon. Le choc fut épouvantable. Une forte explosion secoua la citadelle et jeta les cavaliers au sol. Des éclairs se déchaînèrent. L’atmosphère prenait des allures de cataclysme. Cela dura de longues minutes. Il semblait qu’il en était fini de la terre et que tout allait exploser. La citadelle prenait des allures de volcan en éruption alors que les tours vacillaient avant de s’écrouler dans un fracas épouvantable. Les murailles se lézardaient. La terre entière tremblait. Puis les éléments se calmèrent, les choses rentraient dans l’ordre, dans le bon ordre.

Il fallut du temps, beaucoup de temps pour que chacun reprit ses esprits. Mais pour comprendre il en fallait encore beaucoup plus et aujourd’hui encore beaucoup n’ont toujours pas compris et croient avoir rêvé.

Quelques têtes ébahies, sortaient de la citadelle en ruine et dévisageaient le petit groupe qui à l’extérieur reprenait vie. Certains crurent reconnaître des amis, de la famille. Ils se regardaient médusés avant de tomber dans les bras les uns des autres.

Clotilde retrouva ses deux amis, Marc et Antoine affairés à détacher Abrahanus, qui lui aussi avait du mal à reprendre ses esprits.

Autour d’eux, les villageois qui enfin comprenaient qu’ils venaient d’être libérés explosaient de joie. Mais il fallait comprendre comment cela s’était produit. Déjà le bruit courait qu’une merveilleuse déesse était venue les sauver. Des groupes se formaient autour de Clotilde.

- Mais que s’est-il passé ? demandait pour la n…ième fois Abrahanus.

Archangel s’approcha de lui et après l’avoir serré dans ses bras lui expliqua :

- C’est Clotilde, la petite déesse que tu nous a envoyée qui nous a sauvés.

- Mais quelle Clotilde ?

- Tu sais bien, celle tu nous a envoyée.

La foule se groupait autour de la jeune fille. Bientôt elle fut soulevée de terre et portée en triomphe.

- Mais laissez-moi, protestait-elle, ce n’est pas moi qui vous ai sauvés, c’est Robin des Bois. Et elle regardait désespérément l’ombre qui se dirigeait vers la forêt.

Abrahanus aperçut Robin. Ses pouvoirs qui renaissaient lui permettaient de le voir. Il prit Clotilde par la main et haussa de la voix :

- Je vous en prie, laissez-nous quelques instants, ordonna Abrahanus.

Aussitôt les villageois s’écartèrent.

- Je reviens de suite, fit Clotilde à l’adresse de Marc et Antoine étonnés, je dois remercier Robin des Bois.

- La pauvre fille, murmura Marc à l’oreille d’Antoine, je crois que notre petite Clotilde a disjoncté. Les émotions ont été trop fortes, voilà qu’elle voit Robin de Bois.

Le héros de Sherwood s’était arrêté.

- Merci Robin, fit Abrahanus en lui tendant la main.

- Lorsque j’étais prisonnier du Prince Jean et que tu m’as libéré, j’avais juré de te rendre ce service. Malheureusement je n’en ai jamais eu l’occasion. Notre patron a accepté que j’accomplisse cette mission. Maintenant, je dois repartir.

- Tu m’avais promis de rester deux jours, protesta Clotilde.

- Clotilde a raison, tu repartiras demain. J’en prends la responsabilité, fit Abrahanus.

- C’est normal, c’est toi notre sauveur. C’est toi qui a vaincu le démon et ses monstres.

- Non Clotilde ! C’est grâce à ton courage. Si tu n’avais pas accepté de mener le combat, nous n’aurions pas réussi.

- Adorable Clotilde, fit le mage, attendri. Comment aurais-je pu imaginer un tel courage en une aussi jeune fille ? Oui, Clotilde tu es à féliciter. C’est bien toi qui nous a tous sauvés.

- Je voudrais que Robin puisse participer à la fête et soit visible par tous.

- Désolé Clotilde, ce n’est pas possible. Nos patrons ne le permettent pas.

- Maintenant, allons-y. Je crois qu’on nous réclame, coupa Abrahanus.

Les trois héros rejoignirent la foule des villageois qui les acclamaient sans se douter que parmi eux, il y avait Robin. Vous êtes les seuls à le savoir. Mais qui sait si le héros de Sherwood ne viendra pas vous voir un jour. Moi, je le vois, il est assis sur mon ordinateur et c’est lui qui me raconte cette belle légende. Je l’entends me murmurer à l’oreille : " Le mal gagne quelques batailles, mais le bien finit toujours par triompher. Le ciel punit toujours les criminels ".

Fin.

Vincent Patria Echirolles le 28 Decembre 2001

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