Légende n°10 : Jeannot et les dragons.
Je ne sais pas si je puis vous raconter cette histoire. Tant dannées ont déferlé dans le livre du temps que jen appréhende la fidélité de ma mémoire dans la crainte quelle ne me fasse défaut sur quelques détails. La dernière fois où je lai racontée, on a failli me brûler vif sur la place du marché. Les temps ont changé me direz vous, on ne brûle plus les gens. Je nen suis pas aussi sûr que vous. Les gens daujourdhui ne sont pas meilleurs. Les modes, les coutumes ont changé, cest tout. Bah ! Tant pis, je me jette à leau.
A cette époque, je passais la plus grande partie de mon temps dans les bois. La forêt ma toujours attiré. Jy retrouve un calme serein, une paix royale et il marrive souvent de passer des heures à rêver au pied dun gros arbre, en général je choisis un chêne pour des raisons que jignore, mais on pourrait en trouver une infinité.
Soudain, mon attention fut attirée par de petits frémissements dans les broussailles en face de moi. Au début, je ny prêtais pas grande attention, mais devant la persistance de ce phénomène, je commençais à my intéresser un peu plus. A nen pas douter cétait quelque chose de pas très gros qui sagitait. Je linvitai à se montrer.
- Ecoute petit. Si tu as quelque chose à me dire, viens me le dire. Ne crains rien, je ne te ferai aucun mal, je te le promets.
Les tressaillements stoppèrent. Jattendais patiemment la suite, lorsquenfin, à ma grande surprise, je vis apparaître une minuscule tête. Une tête ornée de jolies oreilles toutes droites, la tête dun jeune lapin. Il me regardait, hésitant, ne sachant trop quelle attitude prendre.
- Quas-tu à me dire ? lui demandais-je en adoucissant ma voix pour le mettre en confiance.
Il regardait sans cesse derrière lui comme sil avait peur de quelque chose.
- Parle, je técoute, insistai-je.
Je me baissai et le prenais dans mes bras pour le caresser. Jai toujours eu un petit faible pour les lapins. Ces animaux sont si gentils et si gracieux. Moutons, lapins et chiens, sont mes animaux préférés. Je perds mon temps à vous le dire car vous le savez tous depuis longtemps. La bête que je déteste le plus, cest lhomme. Les hommes méchants, bien entendu pas comme vous mes gentils petits qui écoutaient sagement mes histoires.
Sous mes caresses, il se mit à frétiller et je sentais quil prenait confiance.
- Là-bas, il y a deux gros monstres qui veulent manger mes parents, me dit-il dune voix terrorisée.
- Des gros monstres ? Ici, dans cette forêt ? Jétais très surpris, car je nen avais pas vu depuis des centaines dannées. Mais on ne sait jamais. A force den parler, ils finissent par arriver me disait mon père. Il faut vous dire que mon père passait pour un savant un peu fantaisiste.
- Je crois que tu dois exagérer. Allons voir ce qui se passe réellement.
Il se mit à se débattre énergiquement essayant de senfuir tant il était affolé.
- Ne crains rien. Je ne tabandonnerai pas. Aie confiance en moi. Cest moi le grand seigneur de la forêt, glorieux descendant dAgamenon.
Mes paroles ne le rassurèrent pas car il continua à gigoter, ses grandes oreilles cachées dans sa fourrure. A mesure que nous avancions javais conscience quil se passait quelque chose de grave. Des bruits comme des crépitements, des pétarades inhabituelles bousculaient le calme de la forêt. Parfois même, des lueurs apparaissaient entre les arbres. Le bruit samplifiait accompagné de chocs sourds faisant trembler le sol.
Maintenant, japercevais de temps à autres des flammes et je commençais à me demander quels étaient ces imprudents qui essayaient denflammer la forêt. Mais quelle pouvait bien être lorigine de tout ce bruit ? Nous étions encore loin, quand je compris ce qui se passait. Deux dragons piétinaient le sol en crachant de temps à autres des jets de flammes, certainement dans lintention de faire sortir les lapins de leur terrier pour les dévorer. Peut-être les malheureux parents du petit que je tenais encore dans mes bras. Comme tout le monde, jignorais quil existait encore des dragons et vous devinez quelle ne fut pas ma stupéfaction. Je sais quon en voit dans des films et que peut-être, ces deux là sétaient échappés de la pellicule, quoique à ma connaissance ce phénomène restait difficilement réalisable dans un monde normal, rigoureusement matérialiste. De plus quà cette époque, il ny avait ni cinéma, ni télévision, ni ordinateur. Furieux, je leur criai :
- Qui êtes vous, que faites vous là ? Arrêtez votre massacre !
Ils mobéirent, puisquil stoppèrent leur manège et tournèrent leurs têtes monstrueuses vers moi. Mais aussitôt deux jets de flammes se dirigèrent sur moi et je leur échappai de justesse en faisant un bond dune dizaine de mètres en lair. Ils furent surpris par ma réaction, restèrent quelques secondes à me dévisager avant de renouveler leur attaque, lun envoyant un jet de flammes au ras du sol, lautre à une dizaine de mètres au dessus, sans matteindre toutefois car moi, je venais dexécuter un bond en arrière dune vingtaine de mètres. Je me doutais bien quils nen resteraient pas là car je connais bien le comportement des dragons. Après ces deux échecs, jétais certain quils allaient charger. Je sortis prestement ma baguette magique et leur envoyais un sort pour les immobiliser. A ma grande surprise, je dus constater que ma baguette magique restait inefficace contre eux. Ce constat déclencha le doute en moi, ce qui est très mauvais pour un magicien car le doute peut lui faire perdre ses pouvoirs. Ses pouvoirs ne fonctionnent que si lui y croit et les autres aussi. Mais lheure nétait pas aux atermoiements car les deux monstres ne semblaient pas vouloir en rester là et je savais pour lavoir lu dans mes livres que lorsquun dragon a décidé de faire quelque chose il persiste jusquau bout, sans jamais se lasser. Les dragons ne connaissent pas le découragement. On ne devrait jamais sattaquer à plus fort que soi, mais quand on a une âme noble comme la mienne il est difficile de résister à la tentation daider les faibles. Déjà, je voyais leurs énormes pattes sanimer, courir de plus en plus vite et charger dans ma direction. Jévitais la première charge en sautant. Je savais quils allaient trouver une parade à mes sauts et je pus le constater à mes dépends dès la deuxième charge. Ils allaient moins vite ce qui leur permit de stopper dès que je fus au dessus deux, et aussitôt ils me gratifièrent de deux jets de flammes dans ma direction. En lair, je dus effectuer un saut de côté ce qui nest pas évident, même pour un magicien. Je commençais à perdre ma superbe confiance. Javais affaire à deux dragons intelligents qui à chacune de mes parades trouvaient une autre alternative ce qui devenait dramatique pour moi, car je me doutais bien que ma première erreur me serait fatale. Javais compris quils ne me laisseraient aucun répit et sacharneraient sur moi, jusquà ma perte. Il renouvelèrent leurs charges et à la quatrième le souffle passa si près de moi que mon chapeau grilla. Déjà, ils savouraient leur victoire sachant très bien que tôt ou tard ils mauraient. A la charge suivante, cest mon manteau qui commença à brûler. Ils ne projetaient plus leurs flammes droit au dessus deux, mais leur faisaient décrire des cercles de plus en plus larges en combinant leurs deux jets. Je transpirais beaucoup et ce nétait pas uniquement à cause de la chaleur. Jenvisageais déjà lissue fatale de ce combat, tout en me creusant les méninges pour trouver la meilleure solution pour men sortir. Lorsquon vient me demander conseil, je dis toujours quà chaque problème il y a toujours une solution et que cette solution est souvent très simple. Oui, facile de le dire aux autres mais dans mon cas je ne voyais pas de solution simple à mon problème. Je faisais des bonds de long en large de haut en bas et de travers, dans la clairière, au pied de la montagne aux pentes abruptes, sans la moindre chance de men sortir. Soudain une étincelle jaillit dans mon cerveau. Enfin, je tenais la solution : la montagne. Oui, dans la montagne, dans les rochers je pourrai plus facilement leur échapper car eux, mes ennemis sont bien trop énormes pour pouvoir sy faufiler. Malheureusement, il métait impossible de fuir en conservant la même direction. En effet, jusquà présent ce sont mes changements de direction qui mont sauvé. En ligne droite, je suis foutu, ils mauront fait griller avant que je natteigne les rochers à plus de 500 mètres dici et une fois là bas, il me faudra encore établir une certaine distance pour me mettre hors de portée de leurs flammes. Pour y parvenir, il faudrait détourner leur attention ne serait-ce quun court instant, malheureusement, jétais seul. Cest donc à moi quéchoit ce rôle, si je veux sauver ma peau, je dois trouver quelque chose pour détourner leur attention, par exemple, exécuter une manuvre de diversion. Oui, daccord. Mais quelle manuvre ?
Le temps pressait. Je commençais à fatiguer. Cétait bientôt la fin pour moi. La manuvre à laquelle je pensais était très risquée car elle mobligeait à rester un instant au dessus deux et comme vous vous en doutez, un instant même très court à portée des flammes dun dragon suffit pour vous faire griller. Pire encore quand ils sont deux. Je navais pourtant pas le choix. Cest fou ce quon peut être courageux quand il sagit de sauver sa peau. Comme dit la chanson : quand faut y aller, faut y aller. Et cest parti ! Je fis un bond énorme à droite ? puis un bond énorme à gauche au milieu des flammes sulfurées et pestilentielles, qui me ramenait soudain juste au dessus deux alors quils étaient lancés dans la première direction. Jespérais quil y aurait cafouillage sous moi, mais javais pas le temps de regarder pour men assurer. Et maintenant jentame mes bons vers la montagne. Si ce que jespérais ne sest pas réalisé, dans quelques fractions de secondes je vais griller. 2 bonds, 3 bonds, jen peux plus, 4 bonds, je suis mort, épuisé, vanné, lessivé. Cest pas vrai, jarrive au pied de la montagne, je commence à bondir sur les rochers. Si je suis là cest que ma tactique a réussi. Au premier bond les 2 dragons ont foncé dans la direction, au deuxième dans lautre sens, dans la direction imprévue par eux, car insensée, puisquil me ramenait sur eux, cest gros un dragon, il a du mal à tourner brusquement, lagilité, cest pas leur fort et cest encore pire quand ils sont deux. Ils se sont désorientés se sont percutés et se sont emmêlés leurs sabots ; le temps quils réagissent quils prennent la bonne direction, et moi, je fonçais dans les rochers. Le temps de vous raconter tout ça, me voici hors de portée de leurs flammes. Ouf ! Jai eu chaud.
Je continue à grimper, je préfère mettre le maximum despace entre eux et moi. Maintenant, je peux marrêter et regarder leurs mines déconfites. Je leur fais adieu de la main et je leur crie :
- Je reviendrai. Je vous ferai payer le crime que vous venez de commettre davoir osé vous attaquer à Moi, un noble descendant dAgamenon.
Cest alors que je perçus des gigotements désordonnés dans la poche de mon manteau brûlé dégageant encore de sombres fumerolles. Tiens, tiens, je lavais oublié celui-là. Il sort sa jolie petite tête, regarde tout autour de lui et me dit.
- Ca y est, cest enfin fini ?
- Oui mon petit, lui dis je radieux. On sen est tiré. Ca a été juste mais nous avons réussi.
- Pas malheureux ! fit-il en secouant la tête dun air mécontent. Je peux donc partir ?
- Oui, bien sûr, lui dis-je un peu surpris de sa réaction. Bien sûr que tu peux partir.
Dun bond, il saute sur les rochers et le voilà qui part tranquillement, me laissant tout pantois. Leffet de surprise passé, je le rappelle.
- Eh ! Eh ! Tu pourrais au moins dire merci.
Il se retourne agite une patte et me lance : " merci ! ".
- Cest tout ? Tu as vu comme je me suis bien battu ? Je mérite des félicitations.
- Ca me fait ni chaud, ni froid, quil me répond.
Ca alors ! Quel ingrat. Ca ma fait froid dans le dos. Javais bien envie de lui montrer de quel bois je me chauffe, mais à un gentil petit lapin, on pardonne.
- Eh ! Dis moi au moins comment tu tappelles ? lui criai-je.
- Jeannot !
Jeannot ? Quel drôle de nom pour un lapin. Jétais une nouvelle fois surpris. Il paraît que par la suite, il est devenu un héros pour avoir échappé aux dragons, et avoir sauvé ses parents, dans la légende des lapins et quen hommage à sa bravoure, tous les lapins méritants sappellent Jeannot. Comme chez les hommes quoi. Il y en a toujours qui ramassent les lauriers des exploits faits par les autres. Et là dessus jen connais des bonhommes qui sont forts pour ça.
Et il repartit en gambadant dans les rochers. Soudain, je le vis juché sur une grosse pierre. Il se retourna et me cria.
- Ah ! On sait jamais, si un jour jai besoin de toi, dis moi comment tu tappelles ?
- Personne ! Lui répondis-je un rien courroucé.
- Personne comment ?
- Personne Suipala.
Et dire quaprès cette terrible aventure, quand je lai racontée aux enfants du village, on a failli me faire brûler vif, sur un bûcher sur la place du village, il y a 800 ans. Dure ! Dure ! La vie de bon magicien des bois.
Fin.
Vincent Patria Echirolles le 14 Juin 2001