Légende n°1 : Petit Chétif.

 

Il était une fois, perdu au delà du monde, au delà de tout, un petit pays caché dans une vallée enserrée de montagnes inaccessibles.

C'était le domaine du monstrueux Zargoin. Il habitait un château criblé de tourelles pointues dressant leurs dards vers le ciel qu'on ne pouvait voir, car caché par une brume épaisse. Sur les tourelles d'énormes oiseaux noirs au long cou déplumé surveillaient les abords du château. Surveillance bien inutile car personne ne pouvait pénétrer dans ce monde hostile. La seule communication possible avec le reste du monde était un souterrain secret qui traversait de part en part la montagne.

C'est par ce souterrain qu'étaient acheminés les enfants volés dans le monde entier. D'interminables ateliers occupaient les sous-sols du château, là où les enfants travaillaient plus de 12 heures par jour. Le soir, ils avaient droit à un bol de soupe et un morceau de pain. Jamais de chocolats, de bonnes choses à manger, comme les autres enfants de la Terre. Ce qui manquait le plus aux enfants, encore plus que la nourriture, c'était l'absence totale d'affection, pas une maman ou un papa, ou un frère, une sœur, un ami à qui parler. Assis chacun à son poste de travail ils n'avaient pas le droit de parler. Sinon, on leur coupait la langue. Les affreux gardes-chiourmes, des êtres hideux à tête d'oiseau circulaient entre les tables de travail armés de longs fouets, qu'ils maniaient avec dextérité et utilisaient généreusement au moindre ralentissement des cadences de travail

Petit Chétif, au bout de la table inscrivait sur son ordinateur le nombre d'objets qui défilaient devant lui. Ils fabriquaient des jouets pour les autres enfants de la terre. De sa place, la pénombre aidant, il distinguait mal l'autre extrémité qui semblait se perdre dans l'infini.

Dans cet atelier, il y avait une dizaine de grandes tables identiques, ce qui représentait plusieurs centaines d'enfants rien qu'ici. Et il y avait aussi probablement des dizaines de salles comme celle-ci dans les sous-sols du château.

Il sentait chaque jour, ses forces l'abandonner, la tristesse le rongeait, une langueur destructrice l'envahissait. Dès qu'il n'aurait plus la force de tenir sa place, les gardiens le prendraient et le jetteraient en pâture aux oiseaux. Dans combien de temps, un jour, deux, peut-être trois ?

Soudain une petite sonnerie retentit et une lampe rouge se mit à clignoter devant lui. Aussitôt un gardien s'élança vers lui et lui asséna une volée de coups de fouets. Au premier, coup, tant le choc fut violent et sa résistance faible, que Petit Chétif perdit connaissance. Sa tête s'affala sur le clavier de son ordinateur.

- Arrête de le frapper, tu vas le tuer, fit un garde-chiourme à celui qui cognait l'enfant, nous n'avons pas encore son remplaçant, faut qu'il tienne encore quelques jours.

L'être immonde souleva la tête de l'enfant par les cheveux et mit un papier sur le clavier pour que le sang de l'enfant ne le tâche pas.

Quelques instants plus tard, Petit Chétif ouvrit un œil. Sa tête lui faisait terriblement mal, il avait l'impression qu'un train lui était passé dessus. Il lui était impossible de bouger la tête. Il savait qu'il vivait ses dernières minutes. Pendant longtemps il avait vécu dans l'espoir de pouvoir fuir un jour. Et puis, au fil des jours, l'espoir s'amenuisait et maintenant, tout semblait fini. Sa tête toujours affalé sur le clavier faisait face à l'écran. Il le devinait plus qu'il ne le voyait. Un voile léger flottait dans ses yeux. L'écran prenait parfois une légère teinte bleue, puis s'éclaircissait. Maintenant, même s'il ne pouvait le distinguer nettement, il apercevait de temps à autre un petit point brillant qui clignotait, puis disparaissait. Au fil des minutes, le petit point semblait grossir. Son cerveau lui jouait des tours, et ça il le comprenait bien, après la correction qu'il avait reçu.

Une sonnerie retentit. Celle de la fin de la journée. Petit Chétif, restait dans la même position, incapable de bouger.

- Qu'est-ce qu'on fait de lui ? demanda un gardien.

- Laissons-le. Si demain il est mort, on le jettera aux oiseaux.

En silence, la salle se vidait. Les enfants partaient les uns derrière les autres, rejoindre le petit coin qui leur était assigné à chacun, dans un souterrain où ils dormaient à même le sol. Un sol humide et froid.

Le petit point au centre de l'écran grossissait. Le temps d'un éclair, Petit Chétif cru voir un minuscule Lutin. Il disparut, puis il revint. Ce manège dura plusieurs minutes. Le minuscule bonhomme était tout bleu et semblait ne pas pouvoir tenir en place. Petit Chétif n'ignorait pas qu'il s'agissait d'une hallucination provoquée par les violents coups qu'il avait reçu.

Le petit lutin se planta au milieu de l'écran mit ses poings sur ses hanches et s'adressa à petit Chétif.

- Enfin ! Tu te décides à te réveiller.

L'enfant s'interrogeait, croyant avoir entendu parler le lutin.

- Oui, C'est bien moi que tu as entendu, fit le lutin, devinant ses pensées.

- Excuse moi, mais si tu avais vu ce que j'ai reçu, tu ne me poserais pas cette question. Au fait, comment t'appelles-tu ?

- Je m'appelle Ordinatus. Bien sûr que j'ai vu la correction que t'ont infligé ces brigands, mais ce n'est pas une raison pour te laisser abattre.

- Je te vois à peine, c'est bien toi qui me parles ?

- Petit idiot, tu peux me faire grossir. Il te suffit d'appuyer sur gras et de changer les polices de caractères.

- J'ai plus la force de bouger.

- Tiens, bois ça. Ca te fera du bien.

Petit Chétif aperçu la minuscule fiole que lui tendait Ordinatus. Rassemblant toute son énergie, sans chercher à comprendre, il essaya d'avancer sa main vers l'écran. Malheureusement ses muscles ne répondaient plus. Impossible d'esquisser le moindre geste.

- Persévère ! Continue ! l'encourageait le petit lutin. Oublie la douleur. Tu dois persévérer.

Enfin il réussit à avancer sa main, mais à quelques centimètres de l'écran, ses forces l'abandonnèrent. Sa vue s'obscurcissait, sa tête tournait, un vertige sournois l'entraînait dans l'espace.

- Persévère ! Continue ! ne cessait de crier Ordinatus.

Il eut conscience de toucher l'écran, sentit quelque chose dans sa main. Il entreprit l'effort inverse. Des gouttes de sueur coulaient sur ses joues. Allait-il réussir à boire la fiole ? Combien de temps s'écoula ? Comment le dire quand on est dans cet état et qu'on est semi-inconscient. Enfin il sentit un liquide léger couler dans sa gorge. En même temps, il sentait ses forces revenir. Quelques instants plus par tard comme par miracle il se redressa, tout étonné de l'énergie qui sourdait en lui. Ordinatus le regardait en souriant.

- Merci mon ami, lui fit l'enfant. je me sens bien. Tu es un génie Ordinatus. Comment pourrais-je te remercier ?

- Tu n'as pas à me remercier, la joie que j'éprouve à te voir ainsi est plus grande que tout ce que tu pourrais m'offrir.

Petit Chétif réfléchissait. Une ombre passa dans ses yeux.

- D'être en bonne santé ne fera que prolonger mon douloureux calvaire. Mieux mourir que continuer à vivre ici.

- Seuls les faibles se laissent abattre. Un homme doit toujours lutter pour essayer de vaincre le mal.

- Que puis-je faire, contre ces êtres si puissants ?

- Je vais t'aider. Tout d'abord, tu sélectionnes mon image et tu bloques la commande dupliquer en même temps que la commande agrandir. Tu sais faire ? Je sais que tu es le meilleur. Commence par m'agrandir et dès que je serai dupliqué, appuie sur éjecte.

Sans hésiter Petit Chétif exécuta les ordres. A sa grande surprise il vit Ordinatus jaillir de son écran et se placer debout à côté de lui. Il avait grandi, il faisait bien 20 centimètres. Au même instant des petits bonhommes jaillissaient de l'écran à une vitesse vertigineuse. Légers comme des plumes ils bondissaient sur les tables et envahissaient la salle.

Petit Chétif l'œil radieux regardait ce déferlement magique.

- C'est merveilleux ! cria-t-il à Ordinatus qui à ses côtés arborait un visage épanoui.

- Mes amis, cria à son tour, Ordinatus, vous allez réveiller tous les enfants et leur faire boire la potion magique n°2.

- Qu'est-ce que c'est ? demanda l'enfant.

- Une potion qui donne une force extraordinaire. Malheureusement, ça ne dure pas longtemps, à peine une heure. C'est notre maître, l'enchanteur Merlin qui l'a créée.

Tels des feux follets, les lutins partirent à l'assaut des souterrains.

Très vite un brouhaha assourdissant se répandit entre les murailles des souterrains. Des enfants accouraient de toutes parts, surexcités, joyeux, devinant qu'il se passait quelque chose d'exceptionnel. De l'autre côté de la grande salle le bruit des gardes-chiournes déboulant en émettant d'horribles cris perçants d'oiseaux monta comme un grondement de tonnerre.

- A l'assaut ! hurla Petit Chétif, pour montrer à ses malheureux compagnons qu'ils étaient devenus forts.

Le premier gardien, lui décocha un violent coup de fouet. L'enfant attrapa le fouet, et fit tourner l'horrible oiseau toujours accroché à son fouet avant de lâcher sa prise. L'oiseau projeté dans les airs par la puissance de la rotation, s'écrasa contre les parois des rochers. Un immense cri de joie résonna dans la salle et les enfants se précipitèrent sur les gardiens dans un seul élan.

Un combat titanesque s'en suivit qui ne dura pas longtemps car 10 minutes plus tard, il n'y avait plus un seul gardien en état de tenir sur ses pieds.

- Au château ! cria Petit Chétif.

Les murs du château tremblèrent sous les pas précipités des enfants qui montaient à l'assaut. Dans la cour centrale, Zargoin entouré de soldats les attendait. Ils avaient installés des canons à rayons désintégrants et portaient des fusils désintégrateurs.

Avant d'atteindre la cour, Ordinatus arrêta Petit Chétif, toujours à la tête de ses troupes.

- Si vous pénétrez dans la cour, ils vont vous pulvériser avec leurs canons. Ma potion ne peut rien contre ces armes.

Petit Chétif pâlit. Ainsi leur révolte si bien commencée allait donc se terminer par un désastre. L'espoir n'aura pas duré longtemps. Il pensa à ses amis, le cœur serré.

- Qu'allons nous faire ?

- Rien pour l'instant. C'est à nous d'agir.

Et Ordinatus s'envola suivi de son nuage de petits lutins. Ils survolèrent la cour, masquant le ciel de leur vol. Ils décrivaient de grands cercles au dessus des soldats de Zargoin en répandant un léger nuage blanc qui descendait lentement sur les monstres. Les étranges soldats de Zargoin les regardaient voler, ne comprenant pas ce qui se passait.

Quelques minutes plus tard Zargoin et son armée s'écroulaient endormis sur le sol.

Ordinatus vint se planter sur l'épaule de petit Chétif.

- Ca y est, ils sont à vous, vous pouvez les enchaîner. Ce ne sont pas les chaînes qui manquent dans le château. Dans le port, il y a plusieurs bateaux qui attendaient les jouets que vous fabriquiez. Vous pourrez les prendre pour rentrer chez vous.

Petit Chétif prit dans ses bras son ami et l'embrassa.

- Tu pars avec nous, je ne veux pas qu'on se quitte.

- Non ! Mon ami, moi, je reste ici. Nous n'avons pas de place dans le royaume des hommes. Nous vivons dans les ordinateurs et malheureusement, personne ne nous voit. Il n'y a que toi qui a réussi à nous voir et je suis heureux d'avoir pu te rendre service.

- Rendre service ? Mais tu m'as sauvé la vie, tu as aussi sauvé celle de milliers d'enfants.

- C'était mon destin. Adieu Petit Chétif, sois heureux, tu l'as bien mérité.

Les yeux embués de larmes, Petit Chétif regarda Ordinatus s'envoler, suivi des siens et disparaître dans le château.

Fin.

Vincent Patria Echirolles le 29 Avril 2000

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