Enigme n°16

Drôle de quatuor

1.

La commission culturelle de Renage, une petite ville de l’Isère, organisait ce week-end une manifestation sur le thème de la peinture. Elle avait lieu à la salle des fêtes située sur le boulevard Docteur Valois, au centre de la ville, près de la mairie. Cette manifestation visait plusieurs objectifs. Tout d’abord, réparer les négligences de la municipalité envers le monde de la culture, sujet souvent délaissé dans les petites villes et villages, et ensuite, promouvoir un jeune homme plein de talent qui méritait un petit coup de pouce pour mieux se faire connaître. La presse locale avait joué le jeu dans sa rubrique " Isère ", en réservant une page à cette manifestation. Outre une photo représentant la salle d’exposition consacrée au jeune homme, où une dizaine de ses tableaux apparaissaient, un article gentil l’accompagnait. Le samedi matin, brusquement, la majeure partie de la population renageoise découvrait les talents de Pierre Benoît, un garçon timide, effacé, qu’elle avait maintes fois croisé dans les rues du village. Ses longs cheveux ondulés, ses chemises colorées, suscitaient parfois le sourire des commères en mal de sujets de conversation acidulés. Aujourd’hui, il devenait un grand bonhomme qui portait bien sur lui tout son talent d‘artiste.

L’exposition débutait le vendredi en soirée, afin de permettre aux citoyens qui ont coutume de s’évaporer dans la nature le week-end, de profiter de cette heureuse initiative. Le corps enseignant au premier chef, s’était mis au service de la mairie pour apporter ses lumières, afin de mieux éclairer le public sur les trésors cachés des tableaux de maître. Révéler, faire découvrir la subtilité des tons, des nuances, des diverses influences des nombreuses écoles de peinture, mesurer l’intensité de l’expression et une foule de choses propres à l’artiste et à l’art en général. Sur les 5 000 âmes de notre village, 4 999 sont incapables de déceler les caractéristiques fondamentales qui font qu’un tableau appartient au romantisme, à l’impressionnisme, au surréalisme, à l’art abstrait ou même au cubisme. Peut-être que sur ce dernier point, j’exagère un peu.

Le décor de cette manifestation bien planté, notre professeur nous apporta enfin la bonne nouvelle. " Cette exposition sera ouverte et réservée aux enfants des écoles le samedi matin ".

2.

C’est ainsi que le samedi matin à 9h, nous déambulions dans les salles réservées à cette exposition. Nous avons tout d’abord commencé par la salle accueillant les impressionnistes et, à ce sujet, nous eûmes droit à un petit topo du conservateur de Grenoble pour nous expliquer les différences entre les post- et les néo-impressionnistes, auquel je n’ai d’ailleurs rien compris. Entre ceux qui réintroduisirent l’élément constructif dans la peinture et ceux qui dépassent la couleur par leur esprit de synthèse, le mystère pour moi est resté entier. Il s’agissait évidemment de reproductions car notre petite municipalité n’avait pas les moyens de s’offrir le déplacement et la protection d’onéreux tableaux de maître du vendredi midi au lundi matin. Après les surréalistes et les adeptes de l’art abstrait, nous avons enfin pu admirer les œuvres de Pierre Benoît, l’enfant du pays. Je dois vous avouer que ses tableaux étaient beaucoup plus beaux et plus plaisants que ceux des grands maîtres. De splendides aquarelles, aux couleurs douces, plus à la portée de notre appréciation que les mystères cachés des grands maîtres. Au centre du panneau préfabriqué qui coupait la salle en deux pour accueillir plus de tableaux, trônait une aquarelle représentant la place du village, avec à sa droite la vieille église, à sa gauche le marché coloré du dimanche matin dont les allées goudronnées de couleur brique couraient entre les bosquets de fleurs et les arbustes, pour converger au centre sur notre superbe monument aux morts.

Pierre répondait gentiment à toutes nos questions. On devinait en lui la gêne que générait ce soudain intérêt envers sa personne alors que jusqu’à ce jour il n’était qu’un inconnu, considéré comme un marginal. Nous étions fiers de lui. Il devenait le héros, l’homme illustre du village.

Soudain, dans un fracas épouvantable accompagné d’un cliquetis fébrile de verres brisés, le beau tableau central, à l’honneur dans notre journal régional, se retrouva au sol en mille morceaux. Pierre se précipita et, avec d’infinies précautions, récupéra les débris de verre qu’il rangea sur le côté. Notre professeur d’arts et de lettres, furieuse, s’en prit à Jacquot, l’élève turbulent de la classe qui jurait n’avoir pas touché au tableau.

- C’est vrai, confirma Pierre, en tournant son visage torturé vers notre prof. Le crochet n’a pas tenu dans le panneau de paille et s’est descellé. Ce garçon n’y est pour rien.

- Ouf ! soupira-t-elle. Il est détérioré ?

- Un peu, il a besoin de quelques retouches. Ce n’est pas grave, je les commencerai lundi, bien que sur l’aquarelle il est difficile de faire des retouches. Les employés auraient dû prévoir deux taquets au lieu d’un. Je l’emmène dans mon atelier et dans quelques jours il sera en état.

Deux femmes de ménage se précipitèrent pour ramasser les débris de verre alors que Pierre glissait son œuvre entre deux feuilles de papier qu’il rangea, sous nos regards apitoyés, dans son grand carton à dessins. Il eut encore la force de sourire et de nous saluer.

- Excusez-moi de vous abandonner, je ramène ce tableau chez moi car j’y tiens particulièrement. Dites à monsieur le Maire que je serai là cet après-midi. Au revoir, les enfants, et merci pour vos encouragements. Je passerai un de ces jours au lycée.

Après une chaleureuse poignée de mains de madame Lacoste, notre professeur, il disparut dans le couloir.

3.

Agnès Desplantes s’impatientait et commençait à manifester des signes d’énervements. Déjà 19h30. Son ami Ludovic Grandet devait passer la prendre à 19h pour l’emmener à Grenoble où ils devaient dîner dans un restaurant avant de se rendre au théâtre. On y jouait Amatchi, une pièce chorégraphique. Les téléphones de Ludovic, celui de son appartement tout comme son portable, restaient sourds à ses appels. Au début, elle pensait qu’il était en route et par chance, leurs domiciles étant tout proches, qu’il ne devrait pas tarder. Mais le temps passait, générant en elle un début d’inquiétude. Jamais Ludovic ne lui avait posé de lapins. Les billets du spectacle étant déjà pris, seule une raison grave pouvait justifier ce retard. Elle laissa un message sur son répondeur pour lui dire qu’elle se rendait chez lui. Là, elle trouva la maison vide, son costume posé sur le lit. Surprise, les yeux fixés sur le costume, elle cherchait une explication alors qu’elle sentait grandir en elle l’inquiétude.

- Il a dû lui arriver quelque chose, pensa-t-elle.

Elle se souvint alors que Ludovic lui avait dit qu’il passerait vérifier un point sur le chantier en début d’après-midi, avant leur départ. Le chantier se trouvait à l’autre extrémité du village, à sa sortie, sur la route de Fures, et concernait la construction de deux petits immeubles sociaux commandés par la municipalité. Il n’y avait personne sur le chantier, rien de surprenant puisque les ouvriers ne travaillaient pas le samedi après-midi. Près du baraquement de chantier, elle reconnut l’XM de son ami. Furieuse, le visage rouge de colère, elle se précipita sur la baraque, bien décidée à lui passer un bon savon. Pas à cause du retard s’il était justifié, mais surtout parce qu’il ne l’avait pas prévenue.

Il était là, étendu sur le sol, à plat ventre, les bras en croix. Peut-être victime d’un malaise. Stupéfaite, elle resta un instant figée devant la porte puis s’avança vers le corps inerte. Dans son émoi, elle ne prêta guère attention à la tâche rouge près du corps, mais quand elle voulut le retourner, elle découvrit la mare de sang sur le sol, et du sang sur ses mains. Sous le choc, elle resta hébétée, désemparée, puis s’affala sur la chaise vide.

4.

Le capitaine Marini de la judiciaire de Grenoble ne se pressait pas, au grand dam de son équipière, le lieutenant Danielle Cochet.

- Voyons Danielle, tu le sais bien, moins il y a de monde sur la scène du crime, mieux c’est. Il faut laisser le légiste et la police scientifique faire leur boulot et surtout ne pas polluer les lieux par nos empreintes ou des particules de corps ou de vêtements. Sinon, ils ne s’en sortent pas. On arrive toujours trop tôt.

Cette fois, ils faillirent arriver trop tard, car on attendait plus que les officiers de la police judiciaire pour enlever le corps.

- Salut Emile ! fit le docteur Plantier, tu es venu de Grenoble à vélo ? Je ne te présente pas le lieutenant de gendarmerie de Renage, car je crois que vous vous connaissez.

- Qui ne connaît pas le célèbre capitaine Marini ? fit le lieutenant en lui serrant la main.

Puis il enchaîna sans attendre :

- Il s’agit de Ludovic Grandet, le responsable du service immobilier et de l’urbanisme de la mairie. Il semble, à voir les plans étalés sur le bureau, qu’il cherchait quelque chose.

- Oui, il a tellement bien cherché qu’il a trouvé la mort, coupa Emile. L’heure de la mort ?

- Entre 15h30 et 16h. Le corps a été découvert à 19h45 par son amie, Agnès Desplantes. Les gendarmes sont arrivés aussitôt et moi à 20h15. Il était facile de déterminer l’heure de la mort. Le corps avait perdu quatre degrés, il était encore tiède, la couleur des yeux encore visible. Je passe sur d’autres détails, répondit le docteur Plantier.

- Marié ?

- Non ! répondit le gendarme. Il fréquentait depuis plusieurs années la dénommée Agnès Desplantes, ce qui d’ailleurs ne l’empêchait pas de courir le guilledou. C’est elle qui a découvert le corps. Ils avaient rendez-vous chez lui à 19h pour aller assister à un spectacle à Grenoble. Ne le voyant pas arriver, elle est venue sur le chantier et l’a découvert mort.

- Voilà l’arme du crime, précisa le docteur en secouant un sachet en plastique contenant une pièce métallique sanguinolente.

- Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Danielle surprise.

- Vous devriez fréquenter un peu plus les chantiers pour ne pas poser de telles questions. Les ouvriers ont gardé les coutumes des anciens. Avec des déchets de matériel, ils fabriquent des outils, des bouts de lame de scie à métaux affûtés pour dénuder des fils, ou des couteaux dans ce genre avec des bouts de lame plus larges. Deux coups de meules de part et d’autre de l’extrémité non affûtée pour le passage des vis, deux bouts de bois, deux vis, et voilà un couteau terriblement dangereux d’un acier nettement supérieur aux couteaux classiques. Un des côtés de la lame est aussi tranchant qu’un rasoir. Il devait servir à couper du papier, des plans, ouvrir le courrier…

- Oui ! fit Marini, piqué au vif par la remarque désobligeante du légiste, on sait que toi tu as appris à découper des cadavres sur les chantiers.

Plantier, heureux d’avoir touché le capitaine, poursuivit, un petit sourire à la commissure des lèvres.

- Tu vas avoir du boulot, Emile, car le meurtrier n’a laissé aucune trace derrière lui, ni empreintes digitales, ni débris de tissus, ni quoi que ce soit.

Emile balaya d’un regard l’espace.

- La cabane de chantier est étroite, le bureau est face à la porte, pas de traces de lutte, donc ils se connaissaient. Grandet étudie ses plans, poursuivit Emile sur le ton d’un conteur en ponctuant ses paroles d’un index fébrile, l’assassin pénètre dans la cabane, vient jusqu’au bureau, ils se parlent, le ton monte. Grandet se lève, l’assassin saisit le couteau sur la table et en fait bénéficier la poitrine de la victime. Ensuite il essuie soigneusement le manche de l’arme du crime et ressort sans signer le cahier des visites. Le samedi après-midi, le coin est désert. On peut pénétrer ou sortir du chantier sans emprunter la route, en venant par la forêt qui descend de la colline côté Nord.

- Félicitations Emile, tu en arrives aux mêmes conclusions que nous. Maintenant, il ne te reste plus qu’à trouver le ou les coupables.

Il fit signe aux deux ambulanciers d’emporter la victime, alors qu’Emile et Danielle jetaient un dernier regard sur elle. Un homme grand et fort, brun, le visage rond et le ventre plutôt rondelet de celui qui ne se met pas à table en simple spectateur.

- Inutile de lui faire les poches, ajouta le légiste, la PTS (police technique et scientifique) l’a déjà fait, on a rien trouvé d’intéressant. Tu pourras passer chez nous si tu veux les voir. Moi, je file, mes collègues de la PTS vont continuer à fouiner les alentours à la recherche d’indices, mais ne te fais pas trop d’illusions sur ce point. Salut à vous deux. Je t’envoie le rapport d’autopsie le plus vite possible.

- Salut Plantier ! Le bonjour chez toi, cria Marini.

- Mais il vit seul, lui fit remarquer Danielle.

- Je sais, mais c’est plus convivial d’employer cette formule. Maintenant, nous allons essayer de reconstituer l’emploi du temps de la victime avant d’aller fouiner dans ses relations et son environnement. Je sens que ce ne va pas être de la tarte, plutôt de la marmelade en macédoine.

- Qu’est-ce qui te fait dire ça ? demanda sa collègue.

- Allons Danielle, réfléchis un peu. Ce type travaille au service immobilier de la mairie et on le retrouve mort dans la baraque de chantiers d’une entreprise.

- L’entreprise travaille pour la municipalité, fit remarquer le gendarme.

- D’accord, mais pourquoi venir fouiner dans ce bureau le samedi après-midi, quand il n’y a personne sur le chantier ? A mon avis, ce type n’est pas clair. Qu’en penses-tu Rodriguez ?

- Oh oui ! Un pénible, un emmouscailleur de première. Il se servait de sa fonction à la mairie pour faire pression sur les gens. Un type à la fois redouté et pas aimé. Je me demande s’il y a une personne à Renage à qui il n’a pas cherché des poux dans la tête.

- Formidable, s’exclama Emile. Tout le village est suspect. On a du boulot assuré pour des années.

Danielle fit la grimace.

- Alors, par quoi on commence ? Son emploi du temps ?

- Si ça peut vous aider, intervint le gendarme, je puis vous dire que lui et plusieurs de ses connaissances ont coutume de prendre leur café à 13h au Bar des Amis, en face de l’église.

- Formidable, se répéta Emile, on y va !

- Et moi, reprit le gendarme, je participe à l’enquête ou je vous laisse vous débrouiller. Je vous signale que je ne suis pas officier de la PJ.

- Hein ! fit Emile, le ton ferme en se redressant, l’air étonné. Comment peux-tu imaginer qu’on puisse se passer de la gendarmerie ?

- Merci, fit le gendarme. Ça me fait plaisir de travailler avec vous. Surtout avec un champion comme vous, Emile.

Quelques minutes plus tard, ils pénétraient dans le bistrot plein à craquer malgré l’heure tardive. Les nouvelles vont vite dans les petits villages, particulièrement dans ces centres d’information et de communication que sont les bistrots.

Le patron, un certain Ducheynet, vint au devant d’eux en s’essuyant les mains à son tablier. La fumée fit tousser Danielle.

- Bonjour ! Quelle histoire ! C’est vrai ça, on a assassiné monsieur Grandet ? Je vais vous libérer une table.

- Inutile ! fit le gendarme Rodriguez. On vous pose quelques questions et on repart.

- Hé ! Doucement protesta Emile, moi j’ai pas mangé. Je veux un sandwich et un demi de bordeaux.

- Moi aussi, ajouta Danielle en levant le bras, avec une eau plate.

Le gros Ducheynet s’approcha d’une table au fond du bistrot occupée par quatre hommes qui, au bout d’un moment, se levèrent pour se diriger vers le bar. Le patron leva la main et leur fit signe de venir s’installer, ce qu’ils firent aussitôt, puis il disparut dans l’arrière-cuisine. Il revint un peu plus tard avec une grande assiette bourrée de charcuteries appétissantes : saucisson, jambon, saucisses sèches, pâté de campagne. Pendant que le patron déposait trois assiettes, les couverts, le vin et l’eau, Emile humait le parfum délicieux qu’exhalait le pâté.

- On est pas riche à Renage, mais on aime les bonnes choses, remarqua le capitaine.

- Vous m’en direz des nouvelles, fit le joufflu en haussant les sourcils. Mes clients raffolent de ma charcuterie.

Emile versa une rasade de vin dans le verre du lieutenant de gendarmerie avant d’emplir le sien et, levant la tête en direction de Ducheynet, lui demanda :

- Grandet est venu chez vous aujourd’hui ?

- Oui, comme tous les jours. Ils prennent un café et un cognac, et jouent la consommation aux cartes en 500 points.

- Ils, c’est qui ?

- Pinoteau, le chef de chantier. C’est lui qui s’occupe des immeubles sociaux en construction pour la commune. Lambroso, un propriétaire qui a des terrains sur le plateau juste avant Rives et Antognoli, le menuisier, celui qui fait les cercueils.

- Comment s’est passée cette partie de cartes ?

- Ben, ho, bien, comme d’habitude quoi !

- Menteur ! explosa un type derrière eux. Comme d’habitude, ça veut dire qu’ils se sont engueulés, comme tous les jours. Ces types-là ne peuvent pas se voir et tous les jours ils se retrouvent pour s’envoyer des vacheries. Celles qu’ils ont oublié de se dire la veille par exemple, ils ont tellement peur d’en oublier.

L’homme qui parlait était un grand maigre au nez aquilin, avec de petits yeux de serpent, une bouche tordue sur des dents clairsemées et jaunes, à l’haleine puant la vinasse.

- Attention ! fit le gendarme en pointant son doigt sur le patron. Il s’agit d’une enquête criminelle, et si vous mentez ou cachez quelque chose, vous êtes passible de poursuites. C’est vrai ce que vient de dire monsieur Aldo Ciconni ?

- Oui, c’est vrai, mais moi, je suis un commerçant, j’ai pas à juger ou me mêler des histoires. Vous comprenez, c’est des attitrés, des fidèles. C’est des gens comme eux qui me font vivre. Si je commence à jaser sur mes clients, j’ai plus qu’à fermer boutique.

Marini s’adressa à Ciconni.

- Merci monsieur, comprenez qu’il nous est nécessaire de tout savoir sur l’environnement de la victime si nous voulons découvrir les mobiles du crime pour ensuite identifier l’assassin. Vous étiez ici entre 13h et 14h.

- Ben, voyons, comme beaucoup d’autres. Leurs engueulades c’est l’attraction journalière, on voudrait pas manquer ça. Souvent je me suis demandé s’ils ne le faisaient pas exprès pour se rendre intéressants. Nous, on marque les points. Je sais qu’on doit pas dire du mal des morts, mais je peux vous dire que Grandet l’a bien cherché ce qui lui est arrivé, fit-il en reniflant.

- Ah ! Et comment ça ? interrogea Danielle.

- Ben ! Il voulait jouer au petit seigneur. Tout le monde à ses genoux.

- Pas de généralités, il nous faut des faits. Comment ça c’est passé aujourd’hui ? demanda la jeune femme.

- Ils ont parlé des immeubles en construction. Grandet prétend que Pirroteau a déplacé les limites pour ne pas avoir à creuser dans la colline. Il a pris un mètre côté route. Le chef de chantier dit que c’est pas vrai et qu’il a suivi le plan. Là-dessus, Grandet prétend que les plans ont été truqués, les bornes déplacées et qu’il se fait fort de le prouver. J’aime autant vous dire que ça a chauffé. Même que Pirroteau l’a traité de salaud et l’a menacé de lui faire la peau.

- Intéressant, nota la jeune femme, vous pouvez témoigner ?

- Ouais, bien sûr. Vous n’avez qu’à demander aux autres, fit-il en accompagnant ses paroles d’une signe de la tête à l’adresse du groupe qui se formait autour d’eux.

- Il n’y a pas que lui qui lui en voulait. Un jour il s’est accroché avec Jean-Jacques Lambroso, le paysan qui a les propriétés à l’autre bout du village, intervint un homme en tirant sur sa cigarette. La ferme de Lambroso est en mauvais état et le pauvre type n’a pas de gros revenu. Il voulait vendre une parcelle de terrain pour payer les frais de réparation de sa maison. Ce salaud de Grandet a fait classer ses terres en Zone Verte, ce qui l’empêche de vendre du terrain pour bâtir. Lui aussi, il lui a promis de lui faire la peau un jour.

- Eh bien, c’est sympa chez vous, soupira Emile en secouant la tête.

- Ah ! Elle est bonne celle-là, persifla Ciconni. Parce que toi, t’es pas d’ici ? T’es peut-être pas le fils du père Marini ? T’as pas usé tes galoches sur nos trottoirs ? Parce que t’es devenu un grand flic à Grenoble, tu renies tes origines ? Si tu crois qu’on t’a pas reconnu !

- Je ne renie rien du tout, protesta le capitaine. En ce moment je suis au boulot et je dois arrêter un criminel. Alors, si vous voulez bien me donner un coup de main, je vous en serais très reconnaissant. Parlez-nous du troisième homme.

- Michel Antognoli ? Le menuisier, celui qui fait les cercueils ?

- Un ami de Grandet ?

- Ouais ! Tu parles. Lui, il avait un grand mur de pierres le long de la route qui longe sa menuiserie. Les pierres tombaient sur la route, faut dire que les gosses les aidaient à tomber, ce qui devenait dangereux. Alors il a rasé son mur et fait construire un mur en béton, exactement à la place de l’ancien. Quand il a eu fini, alors que les travaux ont duré un mois, la mairie lui a fait démolir le portail et les piliers pour les faire reculer de quatre mètres, et le mur d’un mètre, comme l’impose le nouveau décret communal. Il aurait dû demander un permis de construire avant de refaire le mur. C’est pas les quatre mètres qu’il perd qui le rendent furieux, c’est parce qu’on a attendu qu’il ait terminé les travaux pour l’obliger de démolir et ça, il ne le pardonnera jamais. D’autant plus que Grandet ne lui a jamais rien dit avant, bien qu’ils se voyaient tous les jours.

- Merci, conclut Emile.

Puis, se tournant vers Danielle, il ajouta :

- Demain, on interroge d’abord tout ce beau monde, sans oublier mademoiselle Agnès, ensuite, on verra.

5.

Les interrogatoires menés par Marini, Danielle et le lieutenant eurent lieu à la gendarmerie de Renage le dimanche matin. Ils commencèrent à 8h par le chef de chantier, Jean Pirroteau, accompagné au poste par deux gendarmes. Il se garda bien de nier l’accrochage qu’il avait eu avec Grandet au Bar des Amis, devant tant de témoins.

- Ce type-là est de mauvaise foi, je veux dire était. Il avait le don de me mettre en colère. Un beau salaud qui prend plaisir à empoisonner la vie des autres.

- Qu’avez-vous fait après avoir quitté le bar ? demanda le gendarme.

- J’ai pris ma voiture et suis descendu à Grenoble voir un film, Harry Potter.

- Quelqu’un peut témoigner que vous étiez à Grenoble vers 15h30 ?

- Oui, toute la salle de cinéma. Dommage, je suis arrivé un peu en retard et la salle était obscure.

- Votre billet ?

- Dans la poubelle !

- Très bien, vous ne quittez pas la région et restez à notre disposition. Vous êtes notre témoin numéro un, je veux dire notre suspect numéro un, fit Emile, l’œil sévère, en insistant sur le mot suspect.

6.

Puis ce fut le tour de J.J. Lambroso. À la question de routine il répondit :

- Dès que j’ai quitté le bar, je suis allé visiter l’exposition de peinture, j’y suis resté de 15h10 à 17h.

- Des témoins vous ont vu ?

- Vous savez, moi je vis à l’autre bout du village, je ne sors jamais sauf pour mes courses et mon café à 13h. A part les clients du bar, je ne connais pas grand monde. Vous savez, la population a changé, les trois quarts sont des inconnus. Les gens du pays sont partis ailleurs chercher du travail et des nouveaux sont arrivés.

- Alors parlez-nous de cette exposition.

- Oh, je veux bien puisque j’y suis resté tout l’après-midi d’hier. Au rez-de-chaussée, il y a des tableaux accrochés aux murs dans le couloir. A l’étage, il y a quatre salles. Une pour la peinture classique, la première à gauche, une pour les impressionnistes, en face à droite, ensuite celle du cubisme et du surréalisme. La grande salle, au bout, celle qu’on appelait autrefois la salle des fêtes, était réservée au peintre local Pierre Benoît.

- De 15h10 à 17h, ça fait un peu long non ? Vous avez dû vous ennuyer.

- Pas du tout ! Je reconnais que je ne suis pas resté longtemps dans celle du cubisme. Par contre, je me suis longuement attardé dans la grande salle devant les aquarelles de Benoît.

- C’est tout ce que vous avez à dire ? fit Marini suspicieux, il suffit d’une visite éclair de cinq minutes pour en dire autant. On aimerait des détails.

- Ecoutez, c’est la première fois que je visite une exposition, j’en ai donc profité. Je puis vous dire que je suis resté plus d’une demi-heure dans la salle réservée à Benoît. Même que je suis parti dans une autre et revenu dans la sienne. Ses aquarelles sont splendides. Vous avez vu son tableau représentant la place de l’église et le marché ? Magnifique ! Croyez-moi, je l’aurais bien acheté s’il n’était pas si cher. 500 euros, c’est pas donné.

Il parla longuement des autres aquarelles avant que Marini ne le laisse partir.

Quand à Michel Antognoli, il affirma être rentré aussitôt chez lui où il avait un cercueil à terminer de toute urgence. Malheureusement, aucun témoin pour confirmer. Sa femme et ses deux enfants étant partis pour les vacances de Pâques dans leur chalet d’Autrans, où il devait les rejoindre le lendemain dès qu’il aurait livré son cercueil. Les morts, ça ne peut pas attendre.

- Si vous ne trouvez pas quelqu’un pour confirmer que vous étiez chez vous de 15h30 à 16h, j’ai bien peur que nous ne soyons dans l’obligation de vous garder, déclara le gendarme. Menaces de mort, haine caractérisée de la victime, nous avons les mobiles.

L’homme protesta violemment, ce qui ne sembla pas impressionner particulièrement les policiers.

- Vous pouvez partir, conclut Marini, mais interdiction de quitter Renage avant la fin de l’enquête. Vous êtes notre suspect numéro un. Nous nous reverrons bientôt.

L’homme, furieux, sortit en grognant, gesticulant, menaçant la police, la gendarmerie et la terre entière. Quand il fut hors de la pièce, Marini consulta sa montre.

- Avant midi, nous avons juste le temps de rendre visite à cette charmante Agnès Desplantes.

Elle logeait dans un coquet deux pièces, où flottaient des odeurs de Chanel, au centre du village, au premier étage d’une ancienne demeure divisée en appartements. Une jolie brune d’une trentaine d’années, svelte, l’allure sportive. Elle les invita à s’asseoir dans son petit salon.

- Je crois avoir tout dit aux gendarmes hier, je n’ai rien à ajouter, fit-elle, les banalités d’accueil étant faites.

- Vous êtes la personne la plus proche de la victime et vous seule pouvez nous aider à établir la liste des gens qui en voulaient à monsieur Grandet, expliqua Danielle.

- Ce n’est pas tout, nous avons un petit problème qui demande des éclaircissements, intervint Marini. Nous avons étudié votre déposition et malheureusement, noté quelques divergences entre votre version des faits et la nôtre. Vous avez avoué être au courant de la présence de monsieur Grandet sur le chantier.

- Oui, c’est vrai, je l’ai dit. Sinon, comment l’aurais-je trouvé ?

- Un témoin affirme vous avoir vue à 15h pénétrer sur le chantier, fit Emile, sans se soucier des yeux écarquillés du gendarme et de la grimace de Danielle prête à exploser.

- C’est faux ! Qui est ce témoin ? Je veux le voir. Quel salaud, c’est faux ! hurla-t-elle, rouge de colère.

- En l’état actuel de notre enquête, poursuivit Emile, il apparaît que monsieur Grandet était un coureur de jupons. Vous êtes allée sur le chantier pour lui reprocher ses écarts de conduite, vous vous êtes disputée avec lui. Furieuse, dans un excès de colère, vous vous êtes emparée du couteau sur le bureau et l’avez frappé. L’effet de stupeur passé, vous avez essuyé les empreintes sur le manche, êtes repartie discrètement chez vous, certaine que personne ne vous avait vue. A 19h45, vous êtes retournée sur le chantier et avez joué la veuve éplorée.

Agnès, en sanglots, s’écroula sur un fauteuil, murmurant d’une voix brisée :

- Je vous jure, ce n’est pas vrai, ce n’est pas moi.

Danielle, furieuse, quitta l’appartement. Marini et le gendarme en firent de même quelques instants plus tard.

- Emile ! T’es un beau salaud !

- Je ne suis pas salaud, je suis flic. Ce scénario est-il vraisemblable ou non ? Ce ne serait pas la première fois qu’une femme trompée offre le bouillon de 11h à son amant infidèle.

Fin

Qui est l’assassin ? Quel mobile ? Quel indice le trahit ?

La solution de cette énigme apparaîtra à l'autome a l'adresse leaweb.org,
ou sur le site www.restode.cfwb.be/francais.(cliquer sur Concours d'écriture)

Pour plus d'informations voir le News de Juin.

Anaïs Blondel Echirolles le 21 Mai 2003

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Salut ! A bientôt pour une autre énigme.