Enigme n°16
Drôle de quatuor
1.
La commission culturelle de Renage, une petite ville de lIsère, organisait ce week-end une manifestation sur le thème de la peinture. Elle avait lieu à la salle des fêtes située sur le boulevard Docteur Valois, au centre de la ville, près de la mairie. Cette manifestation visait plusieurs objectifs. Tout dabord, réparer les négligences de la municipalité envers le monde de la culture, sujet souvent délaissé dans les petites villes et villages, et ensuite, promouvoir un jeune homme plein de talent qui méritait un petit coup de pouce pour mieux se faire connaître. La presse locale avait joué le jeu dans sa rubrique " Isère ", en réservant une page à cette manifestation. Outre une photo représentant la salle dexposition consacrée au jeune homme, où une dizaine de ses tableaux apparaissaient, un article gentil laccompagnait. Le samedi matin, brusquement, la majeure partie de la population renageoise découvrait les talents de Pierre Benoît, un garçon timide, effacé, quelle avait maintes fois croisé dans les rues du village. Ses longs cheveux ondulés, ses chemises colorées, suscitaient parfois le sourire des commères en mal de sujets de conversation acidulés. Aujourdhui, il devenait un grand bonhomme qui portait bien sur lui tout son talent dartiste.
Lexposition débutait le vendredi en soirée, afin de permettre aux citoyens qui ont coutume de sévaporer dans la nature le week-end, de profiter de cette heureuse initiative. Le corps enseignant au premier chef, sétait mis au service de la mairie pour apporter ses lumières, afin de mieux éclairer le public sur les trésors cachés des tableaux de maître. Révéler, faire découvrir la subtilité des tons, des nuances, des diverses influences des nombreuses écoles de peinture, mesurer lintensité de lexpression et une foule de choses propres à lartiste et à lart en général. Sur les 5 000 âmes de notre village, 4 999 sont incapables de déceler les caractéristiques fondamentales qui font quun tableau appartient au romantisme, à limpressionnisme, au surréalisme, à lart abstrait ou même au cubisme. Peut-être que sur ce dernier point, jexagère un peu.
Le décor de cette manifestation bien planté, notre professeur nous apporta enfin la bonne nouvelle. " Cette exposition sera ouverte et réservée aux enfants des écoles le samedi matin ".
2.
Cest ainsi que le samedi matin à 9h, nous déambulions dans les salles réservées à cette exposition. Nous avons tout dabord commencé par la salle accueillant les impressionnistes et, à ce sujet, nous eûmes droit à un petit topo du conservateur de Grenoble pour nous expliquer les différences entre les post- et les néo-impressionnistes, auquel je nai dailleurs rien compris. Entre ceux qui réintroduisirent lélément constructif dans la peinture et ceux qui dépassent la couleur par leur esprit de synthèse, le mystère pour moi est resté entier. Il sagissait évidemment de reproductions car notre petite municipalité navait pas les moyens de soffrir le déplacement et la protection donéreux tableaux de maître du vendredi midi au lundi matin. Après les surréalistes et les adeptes de lart abstrait, nous avons enfin pu admirer les uvres de Pierre Benoît, lenfant du pays. Je dois vous avouer que ses tableaux étaient beaucoup plus beaux et plus plaisants que ceux des grands maîtres. De splendides aquarelles, aux couleurs douces, plus à la portée de notre appréciation que les mystères cachés des grands maîtres. Au centre du panneau préfabriqué qui coupait la salle en deux pour accueillir plus de tableaux, trônait une aquarelle représentant la place du village, avec à sa droite la vieille église, à sa gauche le marché coloré du dimanche matin dont les allées goudronnées de couleur brique couraient entre les bosquets de fleurs et les arbustes, pour converger au centre sur notre superbe monument aux morts.
Pierre répondait gentiment à toutes nos questions. On devinait en lui la gêne que générait ce soudain intérêt envers sa personne alors que jusquà ce jour il nétait quun inconnu, considéré comme un marginal. Nous étions fiers de lui. Il devenait le héros, lhomme illustre du village.
Soudain, dans un fracas épouvantable accompagné dun cliquetis fébrile de verres brisés, le beau tableau central, à lhonneur dans notre journal régional, se retrouva au sol en mille morceaux. Pierre se précipita et, avec dinfinies précautions, récupéra les débris de verre quil rangea sur le côté. Notre professeur darts et de lettres, furieuse, sen prit à Jacquot, lélève turbulent de la classe qui jurait navoir pas touché au tableau.
- Cest vrai, confirma Pierre, en tournant son visage torturé vers notre prof. Le crochet na pas tenu dans le panneau de paille et sest descellé. Ce garçon ny est pour rien.
- Ouf ! soupira-t-elle. Il est détérioré ?
- Un peu, il a besoin de quelques retouches. Ce nest pas grave, je les commencerai lundi, bien que sur laquarelle il est difficile de faire des retouches. Les employés auraient dû prévoir deux taquets au lieu dun. Je lemmène dans mon atelier et dans quelques jours il sera en état.
Deux femmes de ménage se précipitèrent pour ramasser les débris de verre alors que Pierre glissait son uvre entre deux feuilles de papier quil rangea, sous nos regards apitoyés, dans son grand carton à dessins. Il eut encore la force de sourire et de nous saluer.
- Excusez-moi de vous abandonner, je ramène ce tableau chez moi car jy tiens particulièrement. Dites à monsieur le Maire que je serai là cet après-midi. Au revoir, les enfants, et merci pour vos encouragements. Je passerai un de ces jours au lycée.
Après une chaleureuse poignée de mains de madame Lacoste, notre professeur, il disparut dans le couloir.
3.
Agnès Desplantes simpatientait et commençait à manifester des signes dénervements. Déjà 19h30. Son ami Ludovic Grandet devait passer la prendre à 19h pour lemmener à Grenoble où ils devaient dîner dans un restaurant avant de se rendre au théâtre. On y jouait Amatchi, une pièce chorégraphique. Les téléphones de Ludovic, celui de son appartement tout comme son portable, restaient sourds à ses appels. Au début, elle pensait quil était en route et par chance, leurs domiciles étant tout proches, quil ne devrait pas tarder. Mais le temps passait, générant en elle un début dinquiétude. Jamais Ludovic ne lui avait posé de lapins. Les billets du spectacle étant déjà pris, seule une raison grave pouvait justifier ce retard. Elle laissa un message sur son répondeur pour lui dire quelle se rendait chez lui. Là, elle trouva la maison vide, son costume posé sur le lit. Surprise, les yeux fixés sur le costume, elle cherchait une explication alors quelle sentait grandir en elle linquiétude.
- Il a dû lui arriver quelque chose, pensa-t-elle.
Elle se souvint alors que Ludovic lui avait dit quil passerait vérifier un point sur le chantier en début daprès-midi, avant leur départ. Le chantier se trouvait à lautre extrémité du village, à sa sortie, sur la route de Fures, et concernait la construction de deux petits immeubles sociaux commandés par la municipalité. Il ny avait personne sur le chantier, rien de surprenant puisque les ouvriers ne travaillaient pas le samedi après-midi. Près du baraquement de chantier, elle reconnut lXM de son ami. Furieuse, le visage rouge de colère, elle se précipita sur la baraque, bien décidée à lui passer un bon savon. Pas à cause du retard sil était justifié, mais surtout parce quil ne lavait pas prévenue.
Il était là, étendu sur le sol, à plat ventre, les bras en croix. Peut-être victime dun malaise. Stupéfaite, elle resta un instant figée devant la porte puis savança vers le corps inerte. Dans son émoi, elle ne prêta guère attention à la tâche rouge près du corps, mais quand elle voulut le retourner, elle découvrit la mare de sang sur le sol, et du sang sur ses mains. Sous le choc, elle resta hébétée, désemparée, puis saffala sur la chaise vide.
4.
Le capitaine Marini de la judiciaire de Grenoble ne se pressait pas, au grand dam de son équipière, le lieutenant Danielle Cochet.
- Voyons Danielle, tu le sais bien, moins il y a de monde sur la scène du crime, mieux cest. Il faut laisser le légiste et la police scientifique faire leur boulot et surtout ne pas polluer les lieux par nos empreintes ou des particules de corps ou de vêtements. Sinon, ils ne sen sortent pas. On arrive toujours trop tôt.
Cette fois, ils faillirent arriver trop tard, car on attendait plus que les officiers de la police judiciaire pour enlever le corps.
- Salut Emile ! fit le docteur Plantier, tu es venu de Grenoble à vélo ? Je ne te présente pas le lieutenant de gendarmerie de Renage, car je crois que vous vous connaissez.
- Qui ne connaît pas le célèbre capitaine Marini ? fit le lieutenant en lui serrant la main.
Puis il enchaîna sans attendre :
- Il sagit de Ludovic Grandet, le responsable du service immobilier et de lurbanisme de la mairie. Il semble, à voir les plans étalés sur le bureau, quil cherchait quelque chose.
- Oui, il a tellement bien cherché quil a trouvé la mort, coupa Emile. Lheure de la mort ?
- Entre 15h30 et 16h. Le corps a été découvert à 19h45 par son amie, Agnès Desplantes. Les gendarmes sont arrivés aussitôt et moi à 20h15. Il était facile de déterminer lheure de la mort. Le corps avait perdu quatre degrés, il était encore tiède, la couleur des yeux encore visible. Je passe sur dautres détails, répondit le docteur Plantier.
- Marié ?
- Non ! répondit le gendarme. Il fréquentait depuis plusieurs années la dénommée Agnès Desplantes, ce qui dailleurs ne lempêchait pas de courir le guilledou. Cest elle qui a découvert le corps. Ils avaient rendez-vous chez lui à 19h pour aller assister à un spectacle à Grenoble. Ne le voyant pas arriver, elle est venue sur le chantier et la découvert mort.
- Voilà larme du crime, précisa le docteur en secouant un sachet en plastique contenant une pièce métallique sanguinolente.
- Quest-ce que cest que ça ? demanda Danielle surprise.
- Vous devriez fréquenter un peu plus les chantiers pour ne pas poser de telles questions. Les ouvriers ont gardé les coutumes des anciens. Avec des déchets de matériel, ils fabriquent des outils, des bouts de lame de scie à métaux affûtés pour dénuder des fils, ou des couteaux dans ce genre avec des bouts de lame plus larges. Deux coups de meules de part et dautre de lextrémité non affûtée pour le passage des vis, deux bouts de bois, deux vis, et voilà un couteau terriblement dangereux dun acier nettement supérieur aux couteaux classiques. Un des côtés de la lame est aussi tranchant quun rasoir. Il devait servir à couper du papier, des plans, ouvrir le courrier
- Oui ! fit Marini, piqué au vif par la remarque désobligeante du légiste, on sait que toi tu as appris à découper des cadavres sur les chantiers.
Plantier, heureux davoir touché le capitaine, poursuivit, un petit sourire à la commissure des lèvres.
- Tu vas avoir du boulot, Emile, car le meurtrier na laissé aucune trace derrière lui, ni empreintes digitales, ni débris de tissus, ni quoi que ce soit.
Emile balaya dun regard lespace.
- La cabane de chantier est étroite, le bureau est face à la porte, pas de traces de lutte, donc ils se connaissaient. Grandet étudie ses plans, poursuivit Emile sur le ton dun conteur en ponctuant ses paroles dun index fébrile, lassassin pénètre dans la cabane, vient jusquau bureau, ils se parlent, le ton monte. Grandet se lève, lassassin saisit le couteau sur la table et en fait bénéficier la poitrine de la victime. Ensuite il essuie soigneusement le manche de larme du crime et ressort sans signer le cahier des visites. Le samedi après-midi, le coin est désert. On peut pénétrer ou sortir du chantier sans emprunter la route, en venant par la forêt qui descend de la colline côté Nord.
- Félicitations Emile, tu en arrives aux mêmes conclusions que nous. Maintenant, il ne te reste plus quà trouver le ou les coupables.
Il fit signe aux deux ambulanciers demporter la victime, alors quEmile et Danielle jetaient un dernier regard sur elle. Un homme grand et fort, brun, le visage rond et le ventre plutôt rondelet de celui qui ne se met pas à table en simple spectateur.
- Inutile de lui faire les poches, ajouta le légiste, la PTS (police technique et scientifique) la déjà fait, on a rien trouvé dintéressant. Tu pourras passer chez nous si tu veux les voir. Moi, je file, mes collègues de la PTS vont continuer à fouiner les alentours à la recherche dindices, mais ne te fais pas trop dillusions sur ce point. Salut à vous deux. Je tenvoie le rapport dautopsie le plus vite possible.
- Salut Plantier ! Le bonjour chez toi, cria Marini.
- Mais il vit seul, lui fit remarquer Danielle.
- Je sais, mais cest plus convivial demployer cette formule. Maintenant, nous allons essayer de reconstituer lemploi du temps de la victime avant daller fouiner dans ses relations et son environnement. Je sens que ce ne va pas être de la tarte, plutôt de la marmelade en macédoine.
- Quest-ce qui te fait dire ça ? demanda sa collègue.
- Allons Danielle, réfléchis un peu. Ce type travaille au service immobilier de la mairie et on le retrouve mort dans la baraque de chantiers dune entreprise.
- Lentreprise travaille pour la municipalité, fit remarquer le gendarme.
- Daccord, mais pourquoi venir fouiner dans ce bureau le samedi après-midi, quand il ny a personne sur le chantier ? A mon avis, ce type nest pas clair. Quen penses-tu Rodriguez ?
- Oh oui ! Un pénible, un emmouscailleur de première. Il se servait de sa fonction à la mairie pour faire pression sur les gens. Un type à la fois redouté et pas aimé. Je me demande sil y a une personne à Renage à qui il na pas cherché des poux dans la tête.
- Formidable, sexclama Emile. Tout le village est suspect. On a du boulot assuré pour des années.
Danielle fit la grimace.
- Alors, par quoi on commence ? Son emploi du temps ?
- Si ça peut vous aider, intervint le gendarme, je puis vous dire que lui et plusieurs de ses connaissances ont coutume de prendre leur café à 13h au Bar des Amis, en face de léglise.
- Formidable, se répéta Emile, on y va !
- Et moi, reprit le gendarme, je participe à lenquête ou je vous laisse vous débrouiller. Je vous signale que je ne suis pas officier de la PJ.
- Hein ! fit Emile, le ton ferme en se redressant, lair étonné. Comment peux-tu imaginer quon puisse se passer de la gendarmerie ?
- Merci, fit le gendarme. Ça me fait plaisir de travailler avec vous. Surtout avec un champion comme vous, Emile.
Quelques minutes plus tard, ils pénétraient dans le bistrot plein à craquer malgré lheure tardive. Les nouvelles vont vite dans les petits villages, particulièrement dans ces centres dinformation et de communication que sont les bistrots.
Le patron, un certain Ducheynet, vint au devant deux en sessuyant les mains à son tablier. La fumée fit tousser Danielle.
- Bonjour ! Quelle histoire ! Cest vrai ça, on a assassiné monsieur Grandet ? Je vais vous libérer une table.
- Inutile ! fit le gendarme Rodriguez. On vous pose quelques questions et on repart.
- Hé ! Doucement protesta Emile, moi jai pas mangé. Je veux un sandwich et un demi de bordeaux.
- Moi aussi, ajouta Danielle en levant le bras, avec une eau plate.
Le gros Ducheynet sapprocha dune table au fond du bistrot occupée par quatre hommes qui, au bout dun moment, se levèrent pour se diriger vers le bar. Le patron leva la main et leur fit signe de venir sinstaller, ce quils firent aussitôt, puis il disparut dans larrière-cuisine. Il revint un peu plus tard avec une grande assiette bourrée de charcuteries appétissantes : saucisson, jambon, saucisses sèches, pâté de campagne. Pendant que le patron déposait trois assiettes, les couverts, le vin et leau, Emile humait le parfum délicieux quexhalait le pâté.
- On est pas riche à Renage, mais on aime les bonnes choses, remarqua le capitaine.
- Vous men direz des nouvelles, fit le joufflu en haussant les sourcils. Mes clients raffolent de ma charcuterie.
Emile versa une rasade de vin dans le verre du lieutenant de gendarmerie avant demplir le sien et, levant la tête en direction de Ducheynet, lui demanda :
- Grandet est venu chez vous aujourdhui ?
- Oui, comme tous les jours. Ils prennent un café et un cognac, et jouent la consommation aux cartes en 500 points.
- Ils, cest qui ?
- Pinoteau, le chef de chantier. Cest lui qui soccupe des immeubles sociaux en construction pour la commune. Lambroso, un propriétaire qui a des terrains sur le plateau juste avant Rives et Antognoli, le menuisier, celui qui fait les cercueils.
- Comment sest passée cette partie de cartes ?
- Ben, ho, bien, comme dhabitude quoi !
- Menteur ! explosa un type derrière eux. Comme dhabitude, ça veut dire quils se sont engueulés, comme tous les jours. Ces types-là ne peuvent pas se voir et tous les jours ils se retrouvent pour senvoyer des vacheries. Celles quils ont oublié de se dire la veille par exemple, ils ont tellement peur den oublier.
Lhomme qui parlait était un grand maigre au nez aquilin, avec de petits yeux de serpent, une bouche tordue sur des dents clairsemées et jaunes, à lhaleine puant la vinasse.
- Attention ! fit le gendarme en pointant son doigt sur le patron. Il sagit dune enquête criminelle, et si vous mentez ou cachez quelque chose, vous êtes passible de poursuites. Cest vrai ce que vient de dire monsieur Aldo Ciconni ?
- Oui, cest vrai, mais moi, je suis un commerçant, jai pas à juger ou me mêler des histoires. Vous comprenez, cest des attitrés, des fidèles. Cest des gens comme eux qui me font vivre. Si je commence à jaser sur mes clients, jai plus quà fermer boutique.
Marini sadressa à Ciconni.
- Merci monsieur, comprenez quil nous est nécessaire de tout savoir sur lenvironnement de la victime si nous voulons découvrir les mobiles du crime pour ensuite identifier lassassin. Vous étiez ici entre 13h et 14h.
- Ben, voyons, comme beaucoup dautres. Leurs engueulades cest lattraction journalière, on voudrait pas manquer ça. Souvent je me suis demandé sils ne le faisaient pas exprès pour se rendre intéressants. Nous, on marque les points. Je sais quon doit pas dire du mal des morts, mais je peux vous dire que Grandet la bien cherché ce qui lui est arrivé, fit-il en reniflant.
- Ah ! Et comment ça ? interrogea Danielle.
- Ben ! Il voulait jouer au petit seigneur. Tout le monde à ses genoux.
- Pas de généralités, il nous faut des faits. Comment ça cest passé aujourdhui ? demanda la jeune femme.
- Ils ont parlé des immeubles en construction. Grandet prétend que Pirroteau a déplacé les limites pour ne pas avoir à creuser dans la colline. Il a pris un mètre côté route. Le chef de chantier dit que cest pas vrai et quil a suivi le plan. Là-dessus, Grandet prétend que les plans ont été truqués, les bornes déplacées et quil se fait fort de le prouver. Jaime autant vous dire que ça a chauffé. Même que Pirroteau la traité de salaud et la menacé de lui faire la peau.
- Intéressant, nota la jeune femme, vous pouvez témoigner ?
- Ouais, bien sûr. Vous navez quà demander aux autres, fit-il en accompagnant ses paroles dune signe de la tête à ladresse du groupe qui se formait autour deux.
- Il ny a pas que lui qui lui en voulait. Un jour il sest accroché avec Jean-Jacques Lambroso, le paysan qui a les propriétés à lautre bout du village, intervint un homme en tirant sur sa cigarette. La ferme de Lambroso est en mauvais état et le pauvre type na pas de gros revenu. Il voulait vendre une parcelle de terrain pour payer les frais de réparation de sa maison. Ce salaud de Grandet a fait classer ses terres en Zone Verte, ce qui lempêche de vendre du terrain pour bâtir. Lui aussi, il lui a promis de lui faire la peau un jour.
- Eh bien, cest sympa chez vous, soupira Emile en secouant la tête.
- Ah ! Elle est bonne celle-là, persifla Ciconni. Parce que toi, tes pas dici ? Tes peut-être pas le fils du père Marini ? Tas pas usé tes galoches sur nos trottoirs ? Parce que tes devenu un grand flic à Grenoble, tu renies tes origines ? Si tu crois quon ta pas reconnu !
- Je ne renie rien du tout, protesta le capitaine. En ce moment je suis au boulot et je dois arrêter un criminel. Alors, si vous voulez bien me donner un coup de main, je vous en serais très reconnaissant. Parlez-nous du troisième homme.
- Michel Antognoli ? Le menuisier, celui qui fait les cercueils ?
- Un ami de Grandet ?
- Ouais ! Tu parles. Lui, il avait un grand mur de pierres le long de la route qui longe sa menuiserie. Les pierres tombaient sur la route, faut dire que les gosses les aidaient à tomber, ce qui devenait dangereux. Alors il a rasé son mur et fait construire un mur en béton, exactement à la place de lancien. Quand il a eu fini, alors que les travaux ont duré un mois, la mairie lui a fait démolir le portail et les piliers pour les faire reculer de quatre mètres, et le mur dun mètre, comme limpose le nouveau décret communal. Il aurait dû demander un permis de construire avant de refaire le mur. Cest pas les quatre mètres quil perd qui le rendent furieux, cest parce quon a attendu quil ait terminé les travaux pour lobliger de démolir et ça, il ne le pardonnera jamais. Dautant plus que Grandet ne lui a jamais rien dit avant, bien quils se voyaient tous les jours.
- Merci, conclut Emile.
Puis, se tournant vers Danielle, il ajouta :
- Demain, on interroge dabord tout ce beau monde, sans oublier mademoiselle Agnès, ensuite, on verra.
5.
Les interrogatoires menés par Marini, Danielle et le lieutenant eurent lieu à la gendarmerie de Renage le dimanche matin. Ils commencèrent à 8h par le chef de chantier, Jean Pirroteau, accompagné au poste par deux gendarmes. Il se garda bien de nier laccrochage quil avait eu avec Grandet au Bar des Amis, devant tant de témoins.
- Ce type-là est de mauvaise foi, je veux dire était. Il avait le don de me mettre en colère. Un beau salaud qui prend plaisir à empoisonner la vie des autres.
- Quavez-vous fait après avoir quitté le bar ? demanda le gendarme.
- Jai pris ma voiture et suis descendu à Grenoble voir un film, Harry Potter.
- Quelquun peut témoigner que vous étiez à Grenoble vers 15h30 ?
- Oui, toute la salle de cinéma. Dommage, je suis arrivé un peu en retard et la salle était obscure.
- Votre billet ?
- Dans la poubelle !
- Très bien, vous ne quittez pas la région et restez à notre disposition. Vous êtes notre témoin numéro un, je veux dire notre suspect numéro un, fit Emile, lil sévère, en insistant sur le mot suspect.
6.
Puis ce fut le tour de J.J. Lambroso. À la question de routine il répondit :
- Dès que jai quitté le bar, je suis allé visiter lexposition de peinture, jy suis resté de 15h10 à 17h.
- Des témoins vous ont vu ?
- Vous savez, moi je vis à lautre bout du village, je ne sors jamais sauf pour mes courses et mon café à 13h. A part les clients du bar, je ne connais pas grand monde. Vous savez, la population a changé, les trois quarts sont des inconnus. Les gens du pays sont partis ailleurs chercher du travail et des nouveaux sont arrivés.
- Alors parlez-nous de cette exposition.
- Oh, je veux bien puisque jy suis resté tout laprès-midi dhier. Au rez-de-chaussée, il y a des tableaux accrochés aux murs dans le couloir. A létage, il y a quatre salles. Une pour la peinture classique, la première à gauche, une pour les impressionnistes, en face à droite, ensuite celle du cubisme et du surréalisme. La grande salle, au bout, celle quon appelait autrefois la salle des fêtes, était réservée au peintre local Pierre Benoît.
- De 15h10 à 17h, ça fait un peu long non ? Vous avez dû vous ennuyer.
- Pas du tout ! Je reconnais que je ne suis pas resté longtemps dans celle du cubisme. Par contre, je me suis longuement attardé dans la grande salle devant les aquarelles de Benoît.
- Cest tout ce que vous avez à dire ? fit Marini suspicieux, il suffit dune visite éclair de cinq minutes pour en dire autant. On aimerait des détails.
- Ecoutez, cest la première fois que je visite une exposition, jen ai donc profité. Je puis vous dire que je suis resté plus dune demi-heure dans la salle réservée à Benoît. Même que je suis parti dans une autre et revenu dans la sienne. Ses aquarelles sont splendides. Vous avez vu son tableau représentant la place de léglise et le marché ? Magnifique ! Croyez-moi, je laurais bien acheté sil nétait pas si cher. 500 euros, cest pas donné.
Il parla longuement des autres aquarelles avant que Marini ne le laisse partir.
Quand à Michel Antognoli, il affirma être rentré aussitôt chez lui où il avait un cercueil à terminer de toute urgence. Malheureusement, aucun témoin pour confirmer. Sa femme et ses deux enfants étant partis pour les vacances de Pâques dans leur chalet dAutrans, où il devait les rejoindre le lendemain dès quil aurait livré son cercueil. Les morts, ça ne peut pas attendre.
- Si vous ne trouvez pas quelquun pour confirmer que vous étiez chez vous de 15h30 à 16h, jai bien peur que nous ne soyons dans lobligation de vous garder, déclara le gendarme. Menaces de mort, haine caractérisée de la victime, nous avons les mobiles.
Lhomme protesta violemment, ce qui ne sembla pas impressionner particulièrement les policiers.
- Vous pouvez partir, conclut Marini, mais interdiction de quitter Renage avant la fin de lenquête. Vous êtes notre suspect numéro un. Nous nous reverrons bientôt.
Lhomme, furieux, sortit en grognant, gesticulant, menaçant la police, la gendarmerie et la terre entière. Quand il fut hors de la pièce, Marini consulta sa montre.
- Avant midi, nous avons juste le temps de rendre visite à cette charmante Agnès Desplantes.
Elle logeait dans un coquet deux pièces, où flottaient des odeurs de Chanel, au centre du village, au premier étage dune ancienne demeure divisée en appartements. Une jolie brune dune trentaine dannées, svelte, lallure sportive. Elle les invita à sasseoir dans son petit salon.
- Je crois avoir tout dit aux gendarmes hier, je nai rien à ajouter, fit-elle, les banalités daccueil étant faites.
- Vous êtes la personne la plus proche de la victime et vous seule pouvez nous aider à établir la liste des gens qui en voulaient à monsieur Grandet, expliqua Danielle.
- Ce nest pas tout, nous avons un petit problème qui demande des éclaircissements, intervint Marini. Nous avons étudié votre déposition et malheureusement, noté quelques divergences entre votre version des faits et la nôtre. Vous avez avoué être au courant de la présence de monsieur Grandet sur le chantier.
- Oui, cest vrai, je lai dit. Sinon, comment laurais-je trouvé ?
- Un témoin affirme vous avoir vue à 15h pénétrer sur le chantier, fit Emile, sans se soucier des yeux écarquillés du gendarme et de la grimace de Danielle prête à exploser.
- Cest faux ! Qui est ce témoin ? Je veux le voir. Quel salaud, cest faux ! hurla-t-elle, rouge de colère.
- En létat actuel de notre enquête, poursuivit Emile, il apparaît que monsieur Grandet était un coureur de jupons. Vous êtes allée sur le chantier pour lui reprocher ses écarts de conduite, vous vous êtes disputée avec lui. Furieuse, dans un excès de colère, vous vous êtes emparée du couteau sur le bureau et lavez frappé. Leffet de stupeur passé, vous avez essuyé les empreintes sur le manche, êtes repartie discrètement chez vous, certaine que personne ne vous avait vue. A 19h45, vous êtes retournée sur le chantier et avez joué la veuve éplorée.
Agnès, en sanglots, sécroula sur un fauteuil, murmurant dune voix brisée :
- Je vous jure, ce nest pas vrai, ce nest pas moi.
Danielle, furieuse, quitta lappartement. Marini et le gendarme en firent de même quelques instants plus tard.
- Emile ! Tes un beau salaud !
- Je ne suis pas salaud, je suis flic. Ce scénario est-il vraisemblable ou non ? Ce ne serait pas la première fois quune femme trompée offre le bouillon de 11h à son amant infidèle.
Fin
Qui est lassassin ? Quel mobile ? Quel indice le trahit ?
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Anaïs Blondel Echirolles le 21 Mai 2003 Salut ! A bientôt pour une autre énigme.