Conte n°2 :

LE NOEL DE PATOU

1.

La montagne, si belle, si foisonnante de délices, l’été, devient un enfer glacé l’hiver.

Le calendrier l’annonce bien plus tard, mais ici, il est toujours en avance. Il surgit parfois brutalement dès fin octobre, après quelques jours de beau soleil. Par contre, pour se retirer et céder sa place au printemps, il en est tout autre. Il s’incruste, se prolonge au détriment de cette saison que tous attendent avec impatience et qui se réduit à une peau de chagrin. Courte transition avec l’été. Alors, pourquoi, dans ces dures conditions ces villages se sont-ils créés en montagne ? Deux raisons à cela. On peut mieux se défendre ou se cacher qu’en plaine où des hordes de pillards, venant souvent de très loin, parfois au delà des mers, rendent la vie impossible. Et aussi, il faut bien l’avouer, parce que souvent, des serfs affamés, écrasés d’impôts et de taxes, s’enfuient dans la montagne pour essayer de survivre. Malheureusement, ici comme en bas, rien ne leur appartient tout est propriété du seigneur. Les prés, les bois, les récoltes, et même les habitants. Pour l’entretien de son château, et pour guerroyer contre ses voisins, il a besoin de bras, si bien que les seigneurs de ces lieux déshérités, des montagnes par exemple, se montrent moins exigeants que leurs collègues de la plaine afin d’attirer quelques miséreux dans leurs villages pour en augmenter la population. Malgré tout, si les impôts, les taxes et les droits de toutes sortes, sont moins élevés que dans la plaine, chaque serf lui doit deux jours de travail au château par semaine et un mois de service dans son armée, en temps de paix.

L’hiver est très dur pour les humains et aussi pour les animaux. A 1800 mètres d’altitude le lourd manteau neigeux enserre la terre comme une énorme tenaille qui refuse à s’ouvrir. Les huttes et les fenêtres se ferment, les portes se calfreutent. Les habitants sont trop affamés pour nourrir des animaux de compagnie, et on n’y trouve aucun chien ou chat. Les seuls chiens que l’on peut voir sont des animaux errants, chassés à coups de cailloux quand ils s’approchent trop des huttes. Les habitants ont peur pour leurs poules et leurs cochons qui se promènent autour de leurs misérables habitations. L’hiver, le cochon sera la base de leur nourriture et de plus sa graisse, car le sel est trop cher, servira à conserver les autres viandes, par exemple le gibier braconné. Un bout de couenne dans une soupe bien chaude devient un véritable délice. Oui, l’hiver est dur pour tous, et aussi pour le gibier, comme pour tous les animaux, les oiseaux et même les chiens errants. Mais que dire de son sort quand on est un petit chien. Les gros vous chassent, ne vous laissent pas rôder, approcher des villages en quête d’un détritus à manger. Et pire encore, quand l’hiver sera bien installé, ils vous pourchasseront pour vous dévorer, à moins que les loups ne le fassent avant. Les loups eux aussi, quittent alors le fin fond des forêts pour s’approcher des villages si bien que les femmes et les enfants ne peuvent sortir sans être accompagnés par un groupe d’hommes équipés de bâtons ou de fourches car le seigneur leur interdit de porter des armes, tout comme il leur interdit la chasse au gibier.

Le petit chien n’avait rien trouvé à manger depuis plusieurs jours. Caché dans un fourré, il surveillait plusieurs grands chiens étriqués qui tournaient autour du village. Ses forces l’abandonnaient, son estomac se recroquevillait comme une feuille morte. On était fin octobre et quelques flocons de neige commençaient à tomber. C’était sans aucun doute sa dernière journée de vie. Il mourra là dans ce fourré. A bout de forces, lassé de lutter, il commença à ramper pour mieux se cacher et ainsi retarder aux autres chiens la découverte de son cadavre. Tout son corps s’engourdissait. Déjà le froid commençait à raidir ses petites pattes.

2.

Ce matin là, Arsène Bouilloud regagna sa hutte de fort mauvaise humeur. Il venait de donner ses 2 jours de travail au château du seigneur alors que de nombreuses corvées l’attendaient à la maison. Les anciens prédisaient un hiver long et rigoureux. Les oignons cette année s’étaient dotés d’une peau supplémentaire et divers signes dans la nature confirmaient ce mauvais augure, ne serait-ce, par exemple, les poiriers Saint Martin, ces petits arbustes buissonneux, qui cette année, s’étaient abondamment couverts de baies rouges, afin d’aider les oiseaux à se nourrir cet hiver. Ces derniers jours, un fort vent du Sud avait soufflé et couché quelques arbres dans la forêt. Maintenant, le vent tournait au Nord Ouest et déjà quelques petits flocons commençaient à tomber. Pourquoi donc, cette mauvaise humeur ? Arsène Bouilloud était convaincu que les arbres tombés près du village, avaient déjà été débités et emportés par ses compatriotes.

- Je pars en reconnaissance à la recherche d’un peu de bois. Je suis certain d’être contraint d’aller plus loin dans la forêt pour trouver du bois mort. Comme il nous est interdit de couper des arbres et que les derniers tombés près du village ont été, sans aucun doute, transformés en bûches et emportés pendant que je travaillais au château, je serai un peu retardé. J’essayerai d’être de retour pour midi et je repartirai sitôt le repas pris, annonça-t-il à son épouse.

- Papa ! Papa ! Puis-je t’accompagner jusqu’à l’orée de la forêt, implora la petite Aurélie, une adorable gamine de 13 ans aux longs cheveux blonds ?

Bouilloud contrarié hocha la tête. Il était pressé et pensait qu’Aurélie lui ferait perdre du temps. Mais il avait été séparé de sa famille pendant son travail au château et tous comptes faits, quelques minutes perdues étaient peu de choses en regard du plaisir d’avoir sa petite Aurélie près de lui, un petit bout de temps.

- Bon d’accord, mais dès qu’on arrive à la forêt, tu fais demi-tour. Promis ?

Et les voici partis tous deux, main dans la main. Bien sûr les petits pas de l’enfant retardaient un peu Arsène, pressé de récupérer du bois, avant que la couche de neige ne soit trop épaisse. Leur hutte sur la périphérie du petit village n’était pas loin de la forêt et quelques instants plus tard, ils pénétraient sous les premiers arbres.

- Bien, nous y voici, fit le père, maintenant, retourne à la maison.

Aurélie fit volte face pour prendre le chemin du retour, mais subitement s’arrêta. Montrant le sol de la main, elle dit à son père. 

- Papa, regarde, je crois qu’il y a une touffe de champignons autour de ce gros sapin.

- Eh oui, Des trompettes chanterelles. Elles sont magnifiques. Maman sera contente, récolte les. Cette petite touffe suffira à parfumer un plat. Tu vois, les gens vont loin pour en ramasser et il y en a tout près. Il est vrai que cette année, elles ont poussé en abondance.

Aurélie se mit à quatre pattes et commença sa cueillette. Soudain intriguée, elle scruta le bas du fourré où une petite tâche attira son attention. Bien cachée dans le taillis qui poussait sous le sapin, elle découvrit une forme marron clair rappelant un petit animal. Elle écarquilla les yeux car elle pensait avoir une vision. Elle continua à ramper et à sa grande stupéfaction, elle découvrit le petit chien, tout raidi par le froid et la faim. Délaissant son petit tas de champignon, elle prit délicatement la bête dans ses bras et sortit du fourré.

- Regarde papa, j’ai trouvé un petit chien. Regarde comme il est beau.

Le père fit la grimace.

- Tu vois bien qu’il est mort, laisse cette pauvre bête.

- Mais non, papa, je t’assure qu’il vit encore, il a entrouvert un oeil quand je l’ai pris.

Le père secouait la tête bien embarrassé à devoir faire de la peine à sa petite Aurélie.

- Je t’en prie Aurélie, laisse ce chien, retourne à la maison, moi je dois trouver du bois et le temps passe.

- Papa ! Je t’en supplie, laisse moi l’emporter.

De plus en plus embarrassé et impatient de trouver du bois, le père céda.

- Soit ! Emporte le ! Surtout ne te fais pas d’illusions, il est mourrant, il ne vivra pas. C’est trop tard. Et puis tu sais, il n’est pas question d’avoir un chien à la maison, nous ne pourrions pas le nourrir.

- Merci papa, fit la petite Aurélie qui aussitôt partit en courant.

Son père la regarda s’éloigner jusqu’à ce qu’elle atteigne les premières huttes puis, d’un pas décidé, s’enfonça dans la forêt qui grimpait à l’assaut de la montagne. La neige commençait à blanchir le sol, sauf sous les gros arbres qui retardaient sa chute où seulement quelques petits flocons voletaient, dansaient entre les branches, comme de petits lutins.

3.

Sitôt à la maison Aurélie prit un panier d’osier qui d’ordinaire servait à porter les légumes, y plaça un lambeau de couverture et y coucha le petit chien encore tout raide. Elle l’installa près de la cheminée où un bon feu de bois adoucissait l’atmosphère.

Là encore, elle eut à convaincre sa mère qui elle aussi ne voulait pas de chien, surtout à l’entrée de l’hiver où la nourriture fait encore plus défaut. Mais tout comme Arsène, elle céda, certaine elle aussi, que le pauvre petit animal était mort.

- Je dois aller chez madame Langlois, tisser un peu de laine, peux-tu donner un coup de balai et préparer les légumes pour la soupe ? Les pommes de terre, le chou et les poireaux sont sur la table, lui dit sa mère avant de sortir.

Aurélie se mit de suite au travail et tout en poussant le balai, surveillait d’un œil attentif le petit chien. Il n’avait toujours pas bougé. Il fallait se rendre à l’évidence et admettre qu’il était mort. Elle en avait des larmes aux yeux. Pendant ce temps, le bois se consumait dans la cheminée, Aurélie s’empressa d’aller chercher un bûche sous l’auvent côté Est de la hutte. La neige continuait à blanchir le sol. Légère, fine, confiante en sa puissance, elle tissait lentement mais inexorablement son fin manteau sur le village. Aurélie déposa avec précaution la bûche, le visage attentif, les yeux toujours fixés sur le pauvre animal gisant dans son panier. Soudain elle se raidit, comme tétanisée. Etait-elle victime d’une hallucination ? Le chien avait ouvert un œil. Elle s’empressa autour de lui, le caressant lui chuchotant à voix basse des encouragements. Maintenant, ses deux yeux grands ouverts, le chien la dévisageait curieusement. Heureuse, Aurélie reprit la préparation de la soupe, sans quitter des yeux le miraculé. De temps en temps elle allait le caresser. Un instant, elle eut la nette impression qu’il lui souriait. Dès que la soupière fut placée sur son support spécial dans la cheminée, Aurélie s’installa près de son protégé qui maintenant commençait à remuer. Après s’être étiré, tout en secouant la tête le petit animal essaya de se lever. Il n’y parvint pas la première fois malgré l’aide d’Aurélie. Enfin, au bout d’un moment il réussit enfin à se tenir sur ses pattes.

- Surtout, ne bouge pas mon petit Patou, je vais te préparer à manger. Hein, tu veux bien que je t’appelle Patou ?

Le chien inclina la tête en signe d’assentiment.

En inspectant les gamelles, elle découvrit un fond de soupe, que sa mère s’apprêtait certainement à verser dans la nouvelle, car ici, c’est sacré, on ne jette jamais de la nourriture. Elle y ajouta un peu d’eau, quelques petits croûtons de pain. Puis, sur la pointe des pieds elle découpa dans un une jarre, une fine tranche de lard, qu’elle mit dans la soupe. Quelques minutes sur les braises et la soupe du toutou fut prête. Tout d’abord, Patou lécha d’une langue hésitante un peu de soupe. Il avait du mal à manger, ses organes ayant perdu le souvenir de la nourriture et des repas. Il attendait un instant puis revenait vers l’assiette. Chaque fois, il en mangeait un peu plus. Aurélie était ravie. Jamais de sa vie elle ne fut aussi heureuse. Le miracle était en route. Quand Patou eut fini sa soupe, elle déambula dans la maison, pour entraîner le chien à marcher. Il la suivait docilement, puis elle accélérait un peu le pas et il suivait toujours. Patou était sauvé, cela ne faisait plus aucun doute.

Plus tard, quelle ne fut pas la surprise de madame Bouilloud de découvrir en entrant chez elle cet insolite petit manège. Tout d’abord attendrie, ses sentiments cédèrent la place à la triste réalité.

- Mon Dieu ! Il est vivant. C’est un miracle. Puis, la voix contrite, elle s’adressa à sa fille. Ma pauvre Aurélie, je suis contente que ce chien soit vivant, mais tu le sais, nous ne pourrons pas le garder.

- Maman, je t’en supplie. Regarde comme il est beau. Il m’a adopté, je veux le garder. Je partagerai ma nourriture avec lui.

- Alors ça, pas question. Nous avons beaucoup de mal à vous nourrir et la nourriture vous est comptée. Je ne veux pas que ma fille se prive pour un chien.

- Maman, je t’en supplie, gardons le jusqu’à ce qu’il reprenne ses forces. Ensuite, nous le donnerons. Camille qui travaille dans la vallée lui trouvera peut-être un maître.

- Bon d’accord. Ton frère vient dimanche, nous lui en parlerons. Mon Dieu, il est déjà midi et ton père n’est toujours pas rentré. On va attendre un peu avant de nous mettre à table.

4.

Arsène ne décolérait pas. Il zigzaguait dans le bois sans trouver la moindre branche sur le sol. Ses amis étaient déjà passés. Il ne lui restait plus d’autre solution que monter plus haut et chercher dans des endroits moins accessibles. Avec acharnement il montait, partait à gauche et à droite, faisait exactement tout ce qu’il ne faut pas faire quand on est dans la forêt. Car ici, il faut toujours prendre des points de repères, avant de changer de direction. Mais comment prendre des repères quand vous avez déjà la tête dans les nuages et que la neige uniformise le paysage. Trouver du bois pour que sa famille puisse supporter la fin de l’hiver restait son seul objectif. Là-haut, là-bas, le bois mort ne manquait pas et il eut tôt fait de confectionner un bon fagot. Dans la forêt, il y a toujours de petits sentiers, s’ils ne sont pas fait par les hommes, ils sont faits par les animaux qui eux, connaissent bien la montagne et empruntent toujours le même chemin dans leurs déplacements. Et c’est seulement à cet instant qu’il réalisa qu’il n’y avait aucune trace de sentier, qu’il se trouvait dans une pente abrupte, parmi un fouillis inextricable. Posant son fagot sur le sol il se dit : " il faut d’abord que je retrouve mon chemin, je suis peut-être trop redescendu, le sentier est plus haut ". Plus haut, pas de sentier. Alors, il redescendit pour en définitive aboutir sur des barres rocheuses infranchissables et donnant sur des pentes presque verticales. Et alors commença le cycle infernal des descentes et montées, accompagné du sentiment d’être de plus en plus perdu. Pas de soleil, pas d’étoiles pour se guider, ne restait plus que sur les arbres le signal des mousses, plus épaisses côté Nord-Ouest. Mais ici, ne sachant où il était, devait-il se diriger à l’Est ou à Ouest ? Il opta pour l’Ouest. Les arbres ne protégeaient plus le sol de la neige. De grandes tâches blanches se formaient régulièrement. Soudain, son pied s’enfonça dans un trou, caché par la neige, entre plusieurs rochers. Il hurla de douleur, retira son pied en s’aidant des deux mains et, torturé par la souffrance, se laissa choir sur le sol. S’était-il fracturé la cheville, ou bien s’agissait-il d’une mauvaise entorse ? Mais soit l’un, soit l’autre, il lui était impossible de marcher. Il réalisait la gravité de la situation. Immobilisé sur le sol, avec le froid, la neige qui redoublait et plus terrible encore, la nuit qui avançait à grand pas. Loin de tout, loin du village, ses traces effacées par la neige qui, si elle ne couvrait pas encore complètement le sous-bois, ne tarderait pas à le faire. Il pensa à sa famille et de grosses larmes coulèrent sur ses joues. Camille avait 18 ans et avait trouvé du travail dans la vallée, mais il restait sa femme et sa fille. Qu’allaient-ils devenir ? Etait-ce un effet de la neige ? la nuit au lieu de s’épaissir s’éclaircissait, comme ces nuits lumineuses d’hiver blanc. Il pensa aux loups. Ils l’avaient certainement déjà repéré, il les devinait, avançant lentement et prudemment dans le bois dans sa direction. Quelle mort horrible l’attendait.

5.

Et plus bas, dans le village, dans une petite hutte, une longue attente commençait. Arsène tardait. Angèle son épouse, se mourrait d’inquiétude quand il partait seul dans la forêt surtout à cette époque où la nuit tombe vite dans les bois. Et la nuit, c’est le territoire des loups. Impossible de se cacher. Où que vous soyez, ils vous trouveront. Passer la nuit sur un arbre quand il fait froid et qu’il neige n’est pas une partie de plaisir et comporte d’énormes risques.

13 heures, 13 h 30, 14 heures. Angèle sombrait dans une noire inquiétude. Elle se saisit de son châle qu’elle jeta sur ses épaules et se dirigea vers la porte.

- Je crains qu’il ne soit arrivé malheur à ton père. Je vais donner l’alerte au village. Malheureusement avec cette neige et la nuit qui arrive vite, il ne sera pas facile de le retrouver. Que Dieu le protège.

Angèle se précipita dehors où les flocons devenaient plus denses. Aurélie angoissée, assise près du feu regardait Patou flâner dans la maison. Il reprenait lentement ses forces.

- Je vois que tu as envie de trotter, viens allons prendre l’air avant qu’il n’y ait trop de neige. Peut-être verrons-nous papa revenir.

Tous deux, sortirent. Déjà plusieurs centimètres de poudre blanche recouvraient la terre sur les parties dégagées. Patou se dirigea vers l’endroit où Aurélie l’avait trouvé. Il gambada quelque instants, puis se mit à flairer le sol.

- Tu sens les traces de papa. C’est bien mon chien, tu es un bon chien. Cherche papa.

Patou avait-il compris ou obéissait-il à un instinct que nous les humains nous ne comprenons pas ? Il s’engagea dans le sentier, suivi d’Aurélie. Ils trottinaient, trottinaient tous deux, inconscients des graves dangers qui les menaçaient. Puis le sentier disparut et Patou éprouva quelques difficultés à retrouver les traces, à cause des plaques de neige. Parfois, ils tournaient en rond. Et la nuit, inexorablement avançait, déployait son lourd manteau sur la forêt. Plusieurs fois, Aurélie crut apercevoir des yeux au fond du bois qui la guettaient, elle et son petit chien. Des yeux rouges, cruels, avides. Mais rien ne les arrêtaient, ils continuaient leur course comme des moutons courant vers la falaise d’où ils vont plonger dans le vide.

Soudain Patou se mit à japper et bondit sur une forme allongée sur le sol. La forme se souleva. Le regard hagard, elle regardait le petit chien et la petite fille qui plongea dans ses bras.

- Papa ! Papa ! Que je suis heureuse de te retrouver. Tu es blessé ?

- Ma petite fille, tu es folle ! Pourquoi es-tu partie me chercher ? Il y a des loups derrière ces rochers, ils ne vont pas tarder à nous attaquer. Nous ne pourrons pas leur résister. Mon Dieu, qu’ai-je fait ? Entraîner mon enfant dans la mort.

Un loup sauta au dessus d’un rocher, puis un deuxième, toute une meute. Ils avançaient lentement le museau au ras du sol. Les flocons continuaient à tomber mais la nuit restait toujours aussi claire. Une rumeur montait dans le bois. Etait-ce le vent dans les branches, l’effet de résonance dans les rochers, le chariot de la mort qui se frayait un chemin parmi les arbres ? La rumeur grandissait. Arsène, debout malgré sa blessure, la hache à la main, attendait stoïquement l’assaut des loups. Il s’apprêtait à livrer un combat inégal qui certainement serait bref, très court. Déjà, le premier des loups à quelques pas de lui s’apprêtait à bondir. Il s’arrêta, se retourna. Dans le silence angoissant de la nuit un sifflement se fit entendre et une flèche l’atteignit au poitrail. Surgissant derrière les arbres, hurlant plus fort que les loups, des hommes armés de bâtons, de fourches et de haches, fonçaient sur la meute. Une pluie de flèches semait la panique parmi les loups. Le reste de la meute, sans demander son reste fit demi-tour, disparaissant derrière les rochers.

Interloqué, abasourdi, Arsène regardait tout ce monde surgir miraculeusement derrière les arbres. " Je suis mort, je rêve, ce n’est pas possible ".

- Mais … mais, comment m’avez-vous trouvé ? demanda-t-il à un villageois qui s’avançait vers lui.

- Oh ! On n’a pas eu de mal, on s’est contenté de suivre les traces de ta fille. Angèle nous a annoncé ta disparition et nous nous sommes de suite réunis pour partir à ta recherche. Un instant plus tard, Angèle revenait en pleurs pour nous dire qu’Aurélie et un petit chien avaient eux aussi disparu. Nous n’avons eu aucun mal à retrouver dans la neige les traces de petits pieds laissées par ta fille et celles du petit chien. Nous avons foncé. On commençait à perdre espoir de les rattraper quand enfin, nous vous avons rejoins. Heum ! Heum, ajouta-t-il en se retournant vers les carcasses de plusieurs loups, je crois qu’il était temps.

- Oui ! J’ai eu la trouille de ma vie.

- Qu’est-ce qui t’est arrivé ?

- Je suis parti en reconnaissance pour trouver du bois et je me suis perdu.

- Pas étonnant, tu es sur l’autre versant, là où on ne va jamais car il est très dangereux et sans intérêt. Tu as mal à la jambe ?

- Oui, je crois que je me suis foulé la cheville.

- C’est pas grave on va te porter, on est suffisamment nombreux et plus bas, dans la clairière, il y a six chevaux, nous ferons une civière.

- Des chevaux, des flèches, je ne comprends pas.

- Figure-toi que le seigneur a envoyé une patrouille de six soldats pour réclamer 2 hommes de mains pour la corvée de bois demain au château. 100 cheminées à approvisionner, des escaliers à monter et descendre, tu vois le travail.

Ils sont arrivés comme nous partions à ta recherche. Sans hésiter les six soldats se sont joins à nous. Ensuite, quand le sentier a disparu, deux soldats sont restés avec les chevaux et les 4 autres nous ont accompagnés. Quatre bons archers contre les loups, c’est pas négligeable.. C’est le sergent Lacoste qui est avec eux. Tu le connais, c’est pas le mauvais type. Tiens les voilà !

Les quatre soldats franchissaient les rochers et venaient vers eux, leurs arcs encore à la main. Lacoste s’adressa à Arsène.

- Tiens Bouilloud ! C’est donc toi qui déclenche tout ce remue ménage ? T’as pas honte ? Déplacer tout le village et six soldats, ça va te coûter cher.

- Qu’importe ce que cela va me coûter. Je vous remercie de m’avoir sauvé, mais pour ma fille, je vous serai toujours redevable.

- Du calme Bouilloud, je dis ça pour te taquiner. Tu penses bien que le seigneur ne serait pas heureux d’apprendre que son meilleur maçon s’est fait bouffer par les loups. Et puis, c’est notre rôle de vous protéger des loups. C’est écrit dans notre chartre. Notre maître va certainement déclencher une expédition contre ces fauves. Cela donnera un peu d’exercice à notre capitaine de Louveterie qui commence à se rouiller au château.

- Tu peux compter sur la participation des hommes du village.

- Je sais, je sais. Mais dis moi Arsène, il y a quelque chose que je ne saisis pas, que je n’arrive pas à comprendre : comment ta fille a-t-elle pu te retrouver ? C’est incroyable, jamais au château on ne me croira, fit-il en secouant la tête.

- C’est pas moi qui l’ai retrouvé, c’est mon chien, Patou ! s’exclama Aurélie en tendant le chien au bout de ses bras.

Lacoste étonné caressa le petit chien de ses grosses mains.

- Hein, ce petit chien. Incroyable ! Et cette gamine qui n’a pas eu peur de s’enfoncer dans la forêt à la tombée de la nuit à la recherche de son père. Impensable, inconcevable. Voilà bien une histoire extraordinaire. Je vais raconter ça à notre maîtresse, je suis certain qu’elle en aura les larmes aux yeux. C’est donc ton chien ?

- Oui ! Oui et non … ma fille l’a trouvé ce matin. Malheureusement, je ne sais pas si nous pourrons le garder car comme tu le sais, l’hiver la nourriture fait défaut.

- Ingrat ! Tu n’as pas honte ! Ce chien t’a sauvé la vie et tu rechignes à le nourrir. Puis il se pencha à l’oreille de Bouilloud et lui murmura. Toutes les semaines, quand tu repartiras du château, je te donnerai un petit sac d’os. Tu feras bien attention car sur l’un d’eux, je laisserai suffisamment de viande pour accompagner un repas de ta famille.

Pendant ce temps, les hommes avaient préparé une civière sur laquelle on allongea Arsène. Jacques Cerrière, un de ses amis du village se pencha à son tour sur l’oreille d’Arsène et lui murmura.

- Ne t’en fais pas pour le bois. Cette année, j’ai fait une grosse provision et s’il t’en manque pour finir l’hiver, pas de problèmes, je te donnerai tout ce dont tu auras besoin.

- Merci Jacques. Tu es un vrai ami. A charge de revanche.

- Non, mon ami, tu m’as dépanné une fois, maintenant, c’est à mon tour. Tu sais, si en montagne on n’était pas solidaires, nous serions tous morts depuis longtemps.

La joie se lisait sur tous les visages des hommes groupés autour du blessé et de sa fille. Quatre costauds se saisirent de la civière et la descente vers le village commença. Soulagés, le cœur heureux d’être arrivés à temps pour sauver Arsène et Aurélie, les hommes entonnèrent la chanson qu’ils chantaient en de telles occasions :

" La bergère sur la fougère, garde ses moutons..

Et voici qu’un loup, dans sa furie, entrant dans la bergerie,

Lui prend un agneau …… "

- Papa, pourrais-je garder Patou ? demanda Aurélie.

- Mais bien sûr ma chérie. Il m’a sauvé la vie et il serait inconcevable de nous en séparer. Je lui dois une fière chandelle .

Aurélie, marchant derrière la civière, son petit chien dans les bras, rougissait de bonheur, bercée par les flots de compliments des villageois, rendant hommage à son courage. Son père lui aussi très heureux, oubliait sa cheville douloureuse.

Fin

 

Vincent Patria Echirolles le 15 Décembre 2003

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