Chapitre 3
LE MONDE DES MARAIS
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La rivière nous entraînait au Sud-Ouest, dans son obstination pernicieuse à nous éloigner de cette mer qui nous attirait, comme le seul échappatoire possible, au piège qui se refermait sur nous. Au Nord-Ouest le pays des Trolls et ensuite celui des Gramards et à l’Ouest le Monde des Marais. Et toujours pas de ciel au dessus de nous. Et toujours pas de bonne étoile. Assise sur le banc, appuyée contre Jeanne, malgré la peur qui me tenaillait, je somnolais. Nous étions tous fatigués, éprouvés, exténués, j’entendais comme dans un lointain murmure, les garçons discutant avec Moutard. La rivière poussait ses eaux calmes et limpides dans une partie aride et caillouteuse, sur les derniers contreforts du Royaume des Nains que nous allions bientôt quitter. Dans la partie Nord Ouest du royaume, des montagnes abruptes le séparaient du territoire des Trolls, c’est la raison pour laquelle l’envahisseur portait son attaque dans la partie Ouest, avant le Monde des Marais. D’où l’intérêt de le bloquer sur la colline pour l’empêcher de contourner l’armée des Nains. J’entendais comme dans un bourdonnement Moutard donner ces explications aux garçons. Je savais que Jeanne, contre moi, ne dormait pas, mais elle ne soufflait mot. J’avais perdu la notion du temps. Sans les repères de la nuit, on ne sait plus comment l’on vit. Ma montre indiquait 2 heures mais je ne savais plus si c’était 2 heures ou 14 heures, du mercredi ou du jeudi. De temps à autre, j’apercevais un cavalier nain sur la rive droite, surveillant l’Ouest où s’agglutinait l’ennemi. Le petit détachement de cavaliers du chef de section nous précédait sur la rive gauche, réglant son allure sur la notre. Puis soudain, il y eut du bruit, de petits mouvements, quelques cris. Un cavalier arrivait ventre à terre. La section s’arrêta et les deux barques accostèrent. Le cavalier hurla.
- L’ennemi approche. Glorieux te demande de rejoindre l’unité de catapultes dont tu as le commandement.
D’un bond, le chef de section sauta sur la berge, enfourcha le cheval du messager et s’élança à la tête du peloton.
- Adieu mes amis, et bonne chance, cria-t-il en se retournant vers nous pour la dernière fois.
Le cavalier sans cheval rejoignit le reste de la section dans la barque qui manœuvra pour faire demi-tour.
- Le Monde des Marais, nous cria un soldat en nous montrant dans un geste lugubre la barre sombre qui se dressait devant nous à l’horizon.
Très vite les cavaliers disparurent alors que sur la rivière la barque des soldats s’éloignait propulsée par la manœuvre vigoureuse des rameurs qui remontaient le courant. Nous sommes restés longtemps immobiles à les regarder s’enfoncer dans l’horizon. Certainement les derniers humains, les derniers êtres proches de nous que nos yeux verraient. Je pensais à mon père dans son commissariat, à ma mère certainement revenue précipitamment d’Amérique quand la nouvelle de ma disparition lui fut annoncée, à tous mes amis, à la terre toute entière. Nous nourrissions certainement tous les mêmes pensées sinistres car aucun de nous ne prononça un mot. La barque s’était mise en travers sur la rivière et dérivait lentement. Là-bas, plus haut derrière nous, bientôt la bataille ferait rage. Peut-être que le génie militaire de Robert transmis aux Nains les sauverait d’un horrible massacre. Peut-être bien sûr, car Robert ne semblait pas convaincu et nous poussait à fuir, le plus loin possible.
La rivière s’élargissait, ses eaux devenaient moins cristallines, perdaient leur transparence, il est vrai que la lumière aussi déclinait. Personne ne parlait. Maintenant, nos yeux se portaient sur cette masse sombre qui nous narguait, nous attendait comme une énorme gueule pleine de mystères et de pièges. Pierrot fouilla dans son sac, sortit sa boussole qu’il mit dans sa poche et un couteau de chasse surmonté d’un gyroscope qu’il piqua sur une poutre de la barque devant lui.
- Satanée rivière, grommela-t-il, nous voulons regagner la mer au Sud et elle tourne vers l’Ouest. De Sud / Sud-Ouest, elle pointe Sud-Ouest / Ouest, donc s’en éloigne.
- Et si nous prenions nos sacs et partions à pieds pour la rejoindre ? proposa Mario.
- Notre barque est un abri sûr où nous avons des provisions et une foule de matériels et puis, la mer sans la barque ne nous sera d’aucune utilité. A mon avis, il faut continuer avec la barque. Dans les Marais, on essayera de remonter à l’Est vers la mer. C’est du moins mon avis, mais je ne prendrais pas cette décision seul. Qu’en pensez-vous ?
- Je suis d’accord avec toi, approuva Pierrot.
- On pourrait amarrer la barque, prendre un peu de matériel, sans trop nous charger et faire une petite reconnaissance vers la mer et ensuite, revenir à la barque, proposa de nouveau Mario.
- Impossible ! Nous sommes pris par le temps. Bientôt le coin grouillera de Trolls et croyez moi, il vaut mieux ne pas trop traîner. Alors, qu’en pensez-vous ? Je ne veux pas décider seul.
Nous nous sommes tous rangés à l’avis de Robert et avons opté, la mort dans l’âme, pour les Marais. Nous n’avions pas d’autres solutions.
- Maintenant, nous devons rester vigilants. Il faut constamment qu’un de nous face le guet à l’avant de la barque, Mario, tu es le plus grand, tu commences ?
- OK ! fit-il en se portant à l’avant.
Pierrot se mit aux rames pour redresser la barque, tout en la maintenant près de la rive gauche.
La rivière s’élargissait toujours, la masse sombre devant nous se rapprochait.
Une heure plus tard, nos regards consternés découvraient une mangrove hallucinante faite de troncs et de branches noirs, tordus, entrelacés dans un fouillis inextricable. La rivière devenait une immense nappe sombre. Une déchirure dans la mangrove offrait un passage dans ce cloaque immonde. De part et d’autre les racines entrelacées, d’un aspect sinistre, par leur densité et leurs enchevêtrements barraient tout autre accès. Nous nous sommes engagés dans cette trouée, le cœur serré d’angoisse. Les lieux devenaient repoussants et malheureusement toute autre direction restait inaccessible, le courant clapotait sinistrement contre les troncs d’arbres rabougris. Robert qui avait pris les rames, fut contraints de les ranger et s’arma d’une pagaie, aidé par Mario pour empêcher la barque de cogner contre ces milliers d’obstacles ligneux. A présent, le courant devenait plus puissant, à chaque instant nous risquions de percuter. La barque prenait de la vitesse. Au début cela ne nous inquiéta pas outre mesure, mais bien vite, nous réalisions que nous étions entraînés, incapables de maîtriser la barque. Hébétés, nous nous laissions emportés, impuissants à lutter contre la force du courant qui s’accentuait. Un bruit sourd montait devant nous, un bruit qui s’amplifiait devenait terrifiant.
- Attention cria Robert ! Cramponnez-vous à la barque. Restez au centre ! Il doit y avoir une chute.
Il ne s’était pas trompé, la barque s’élança dans les airs emportée par sa vitesse. Notre dernière heure arrivait. Jeanne s’agrippait à moi, la tête enfouie contre ma poitrine. Dans un fracas tumultueux, la barque percuta la surface de l’eau qui tourbillonnait sous l’effet d’un gigantesque remous. Heureusement, la vitesse de la barque nous projeta au delà du centre du remous. Un remous effroyable qui tourbillonnait en poussant ses eaux sombres dans un tintamarre assourdissant. Avec les rames, les pagaies, nous nous efforcions de stabiliser la barque qui tournoyait comme un fétu de paille. Enfin, elle se calma en s’éloignant du remous. Nous avons tous poussé un Ouf de soulagement.
- Chapeau les gars ! exulta Robert. On s’en est bien tiré, on est des champions !
- Ouais ! Ouais, approuva Mario en grinçant des dents, les yeux fixés sur l’impressionnante cascade. Mais cette fois, il n’est plus question de faire marche arrière. Comme depuis le début, on ne décide plus rien, on subit. On subit le destin.
Autour de nous ce n’étaient qu’eau sombre, arbres torturés, amas de branches emmêlées et pire encore une pénombre repoussante, pleine de mystères. Que nous réservait ce Monde famélique, hideux, horrible ?
Pierrot s’installa à gauche sur le premier banc, Robert à droite sur le dernier et tous deux armés d’une pagaie poussèrent lentement la barque loin du brouhaha de la cascade.
- J’essayerais bien d’aller à gauche vers le Sud, malheureusement, on ne peut pas passer, gémit Pierrot.
- On ira où on pourra. Tout au moins pour l’instant, ensuite, on verra, décréta le docteur, général Robert.
Moi, je serrais Jeanne dans mes bras.
- Ca va Jeanne ? Tout s’est bien passé. On finira bien par trouver un passage vers la mer. Nos hommes ont la situation en mains.
Evidemment, je ne pensais pas un traite mot de ce que je disais. Elle ouvrit de grands yeux pour me regarder, émit un faible sourire. La serrant contre moi, je lui murmurai à l’oreille.
- Faut qu’on leur montre qu’on est aussi courageux qu’eux, sinon ils vont se prendre pour une race supérieure ces petits galopins.
Les deux garçons conduisaient la barque dans les enchevêtrements. Mario avait ouvert un coffre et extirpé un arc et des flèches qu’il plaça devant lui.
- Eh les filles ! nous interpella Pierrot. Et si vous nous prépariez un petit casse croûte ?
Bonne idée, les émotions ça creuse, et puis aussi une excellente occasion d’occuper Jeanne en la faisant participer à une activité..
- Allez Jeanne, tu es certainement meilleure cuisinière que moi, on va leur concocter un bon petit encas.
Les charpentiers avaient fabriqué tout le long des deux côtés de la coque des coffres. On y voyait pas grand chose, alors j’allumais une lampe à acétylène et je pus admirer la qualité du travail réalisé par les Nains. Les couvercles obturaient à la perfection les coffres les protégeant de toute projection d’eau. Leur réputation d’excellents ouvriers n’étaient pas surfaite et je ne pus m’empêcher d’imaginer le soin qu’ils avaient très certainement apporté
à la constructions des catapultes, ce qui me mit un peu de baume au cœur. Tout était soigneusement rangé dans des compartiments, les pots de confitures, marmelades, haricots, graisses. Nous avions deux compartiments pleins de petites brioches, dans un autre, bien enveloppés, s’alignaient les saucissons, le jambon et bien d’autres choses encore. Dans un autre une bourriche pleine d’eau et des jus de fruits. Nous avons étalé sur le banc central des brioches, du jambon, du fromage et de la marmelade, sous les yeux intéressés des garçons qui déjà louchaient sur la nourriture. Ce petit repas nous remis un peu de tonus. Nous eûmes une pensée pour nos amis les nains, aux prises avec leurs odieux agresseurs. Combien à cette heure étaient déjà morts ? Ca, nous ne le saurions jamais.
Le repas terminé, je relayai Robert à l’arrière tandis que Mario prenait la place de Pierrot à l’avant. Robert fit le guet avec l’arc et Pierrot vint tenir compagnie à Jeanne.
- Surtout efforce-toi de toujours essayer de te diriger vers l’Est recommanda Pierrot à Mario.
Recommandation bien inutile car l’EST semblait barré par une force maléfique qui nous poussait à l’opposé. Et nous poursuivîmes notre progression d’escargots parmi les enchevêtrements de la Mangrove. De temps à autre, malgré la pénombre nous observions de gros remous dans l’eau qui apparaissaient puis disparaissaient. Des choses bougeaient dans les branches, mais impossible de distinguer de quoi il s’agissait. J’appréhendais la rencontre avec de gros serpents. Je ne sais pourquoi je pensais à ces reptiles. J’essayai de chasser cette pensée de ma tête mais elle revenait aussitôt. C’étaient en général de petites bêtes qui sautaient de branches en branches, d’autres volaient.
Je ne sais pourquoi au début, je pensais que c’était la barque qui provoquait ce remous derrière nous, mais alors, pourquoi disparaissait-il et réapparaissait-il après, plus loin ou plus près de la barque. Ce phénomène semblait aussi inquiéter Robert.
Soudain, la barque se souleva, retomba, puis se mit à gigoter. Une intense frayeur me submergea, me paralysait. Je vis Robert plonger dans les coffres, prendre une grenade, mettre quelques gouttes d’eau visser le couvercle en essayant de rester debout puis lancer la grenade derrière nous au ras de la barque. Une forte explosion accompagnée de gerbes d’eau secoua de nouveau la barque, puis Robert jeta une deuxième grenade alors que nous plongions dans la barque. Nos regards sidérés scrutaient l’eau derrière nous. Nous vîmes un long bras comme une tentacule sortir de l’eau puis un deuxième, puis d’autres. L’eau se mit à tourbillonner. A l’avant Mario pagayait de toutes ses forces pour nous éloigner de l’horrible monstre qui faisait surface. Robert jeta une troisième grenade. Impossible d’identifier la chose, je vis un corps énorme comme celui d’un hippopotame, de longues tentacules et un bec impressionnant. Les contorsions du monstre dans l’eau soulevaient des vagues qui ballottaient notre bateau. Dans notre fuite désordonnée nous butions contre la végétation, il fallait parfois unir tous nos efforts pour dégager la barque des racines et des branches. Enfin, après de longues minutes interminables, nous avions réussi à nous éloigner du point de l’attaque.
- Tu l’as eu ? Tu l’as tué ? demanda Mario à Robert la voix encore secouée par l’émotion.
- Je ne pense pas l’avoir tué, mais j’ai dû lui couper l’appétit pour un bon moment.
- Ouais, on peut dire : " merci petites grenades ", gémit Pierrot, sans elles je crois qu’en ce moment on explorerait l’estomac du monstre.
- Conclusion, émit Robert, on n’a pas intérêt à choisir de grands espaces. Plus les espaces seront grands plus les monstres risquent de l’être.
- Ca ne veut pas dire qu’on ne risque pas de mauvaises rencontres dans les petits espaces, fit remarquer Mario, d’autant plus qu’on risque aussi de se retrouver bloqués.
- Que va-t-on faire, quand le danger viendra des branches, on pourra pas balancer des grenades sinon c’est nous qui allons récolter les éclats et puis, elles risquent d’exploser à leur retombée dans l’eau sans atteindre l’assaillant, commenta Pierrot ?
- En conclusion, on va choisir les espaces moyens, ni trop resserrés, ni trop grands, conclut Robert, comme si on avait le choix.
- Encore une complication ! Déjà qu’on arrive pas à se frayer un chemin vers l’Est, avec toutes ces nouvelles conditions, je sais pas où on va atterrir, se lamenta Pierrot.
- Si en plus, on perd le moral, on est foutu. C’est pas le moment. On fait, ou on essaie de faire ce qu’on vient de décider, ensuite on verra, trancha Robert.
- Je crois que Robert a raison, dis-je à mon tour. Optons pour les espaces moyens. On vient d’utiliser trois grenades, à ce rythme notre stock sera vite épuisé. On ne manque pas de carbure mais ce sont les pots qui vont manquer. Il faut à tout prix économiser les grenades, chercher une solution pour ne les utiliser qu’en dernier recours. Tout en parlant, je réfléchissai à la recherche d’une idée, puis, je poursuivis, la voix hésitante. Si par exemple, on constate un remous près de la barque et qu’on se contente dans un premier temps de lancer du carbure, dans l’eau il va dégager des gaz, peut-être que ces gaz vont indisposer l’animal, qui se détournera de nous pour échapper à l’intoxication.
- Bravo Anaïs. Bonne idée. La prochaine fois c’est ce qu’on fera, approuva Robert.
- Ouais, bonne idée, comme ça, si à la prochaine attaque on y laisse notre peau, on pourra toujours amener nos grenades aux paradis, grogna Mario d’une voix acide.
- Défaitiste ! le reprit Robert, on a dit de les utiliser en dernier recours.
- Ce qui me chagrine le plus, c’est cette pénombre. On n’y voit pas grand chose, se lamenta de nouveau Mario d’une voix contrite.
- Même les plus mauvaises choses ont un bon côté, rectifia Robert. Ici, nous n’avons pas à affronter la nuit. A mon avis, la nuit serait terrible. On n’y voit pas grand chose, mais il ne fait jamais nuit. Jamais le noir total. N’oublions pas que plus nous irons vers l’Est, plus on retrouvera de la clarté. Et c’est notre objectif.
- Ouais, t’as raison, le soleil se lève à l’Est, malheureusement nous nous dirigeons vers l’Ouest. Essayons de trouver l’Est sur Internet. Vas-y branche-toi.
Dans cette terrible épreuve Robert apparaissait comme le pilier qui nous empêchait de sombrer dans le désespoir. Un garçon qui ne se laissait jamais abattre par l’adversité et qui sans cesse cherchait des solutions aux problèmes qui surgissaient. Malheureusement plus nous nous enfoncions dans les Marais, plus nous prenions conscience de notre fragilité et de notre impuissance dans ce monde terrifiant.
11.
La lenteur de notre progression devenait désespérante. Nous butions sans cesse sur des enchevêtrements impénétrables et lorsque nous apercevions un passage, soit des remous dans l’eau, soit des ombres aux formes menaçantes qui apparaissaient dans les branchages nous effrayaient mettant nos nerfs à vifs. A force de reculer pour les éviter, nous avions l’impression de ne pas avancer. Des branches, des choses indéfinissables tombaient dans l’eau et nous éclaboussaient, d’autres jaillissaient de l’eau et disparaissaient dans les branches. Les yeux écarquillés nous errions en essayant de découvrir dans cette pénombre repoussante, les dangers qui nous menaçaient. Nous étions désespérés, convaincus que nous n’en sortirions pas vivants. Robert se battait avec l’énergie du désespoir.
- Tant qu’il nous restera un souffle, nous persisterons, ne cessait-il de répéter. Il faut rester convaincus que nous nous en sortirons et surtout ne pas baisser les bras. Il faut unir nos volontés pour vaincre.
Ses bonnes paroles ne parvenaient pas à chasser la désespérance qui nous gagnait. Mario s’était replié au fond de la barque, attendant la fin qui s’annonçait toute proche. Pierrot restait souvent prostré à l’avant, certainement en proie aux plus vifs remords de nous avoir entraînés dans cette tragique aventure. Moi, j’essayais de surnager, mais en en vain. J’étais à deux doigts de craquer. Je voulais revoir le soleil, cette pénombre me devenait insupportable. La noirceur de l’eau, le piège des branches et des troncs torturés, ce qui surgissait, disparaissait réapparaissait dans des formes inconnues, me terrorisaient. Chaque fois que nous nous engagions dans ces enchevêtrements, une peur horrible nous tordait les entrailles.
- Je vois une trouée à droite. Malheureusement orientée vers l’Ouest mais nous n’avons pas d’autres solutions. Allons-y ordonna Robert. Nous avons besoin de repos et serons moins exposés dans cet endroit découvert qu’au milieu de ce fouillis. Tenez-vous prêts on risque d’avoir des ennuis. Réveillez-vous Bon Dieu ! Mario ! Prépare des grenades, Anaïs ! Tiens-toi prête à jeter du carbure.
Mario se leva.
- Tu as été très brillant tout à l’heure, je préfère te laisser les grenades. Moi, je prends les pagaies.
Le seau de carbure entre les jambes, j’attendais anxieuse. Nous étions tous très tendus. Mario manœuvrait la barque qui glissait lentement, sans bruit sur la nacre du marais. Après le fouillis inextricable de la Mangrove, une grande étendue dégagée nous attendait. De ce fait moins sombre, quoique toujours pas très claire, pas claire du tout d’ailleurs. Au moins ici, nous n’avions plus les arbres à surveiller mais nous devinions sous ces eaux sombres des dangers cachés, des pièges terribles. La barque dirigée par Mario progressait dans un silence impressionnant. Pas un mot, un silence absolu, insolite, régnait dans la barque et autour de nous. Aucun remous dans l’eau. Autant, il y a peu de temps, les précédentes agitations de l’eau nous terrorisaient, autant cette fois, c’étaient le silence et ce calme qui nous pétrifiaient. La barque continuait sa progression.
Nous scrutions ce lac sinistre. Pierrot à l’avant appuyé à la cabine, l’arc en mains, moi au centre, la main dans mon seau de carbure et derrière moi, contre la cabine arrière, Robert une grenade dans une main et une gourde d’eau dans l’autre. Jeanne assise derrière moi ne bougeait pas. Les minutes s’égrenaient toujours aussi lentement, la barque continuait sa glissade silencieuse. Nous aurions dû nous réjouir de ce calme, mais nous savions très bien qu’il serait de courte durée. Nous étions au cœur des marais, le royaume des monstres et des sortilèges. Le royaume d’où personne n’est jamais revenu.
Il me sembla soudain que plus loin à la limite des ténèbres l’eau semblait moins sombre. Mes yeux se crispaient sur ce point. Mes compagnons aussi avaient aperçu ce reflet, tous les regards se portaient dans sa direction. Nous avancions vers cette légère clarté qui lentement grandissait. C’était maintenant, une longue ligne phosphorescente qui se dessinait devant nous, comme une tâche, ou plutôt une barrière insolite et mystérieuse créée par on ne sait quel sortilège.
- Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Mario en se retournant vers Robert.
- On a pas le choix, avance doucement. Que tout le monde se tienne prêt.
Nous nous approchions de cette raie lumineuse sans pour autant être en mesure d’en apprécier la largeur. Elle s’étendait sur toute la longueur mais impossible de voir au delà d’elle et évaluer sa largeur, savoir si elle faisait un mètre de large ou plus, ou si elle continuait à l’infini. Mario ralentissait l’allure. A une dizaine de mètres d’elle, il stoppa la barque. Nous sommes restés ainsi immobiles, les yeux fixés sur elle. Nous savions très bien que se calme ne durerait pas. De cette eau lumineuse, quel monstre allait surgir soudain pour nous avaler ?
J’ai commencé par ressentir un imperceptible ballottement de la barque, rien de comparable avec la charge du précédent monstre qui l’avait carrément soulevée, plutôt un mouvement provoqué par une faible ondulation de l’eau. En effet, une longue vague de quelques centimètres de haut s’étendant sur toute la longueur en était la cause. Un peu plus tard, une deuxième vague lui succéda.
- Robert, c’est quoi à ton avis, demanda Mario la gorge serrée ?
- J’en sais rien .
- Je balance du carbure, demandais-je à mon tour ?
- Non ! Attendons, c’est peut-être un phénomène naturel.
- Tu parles ! Un phénomène naturel, y-a pas de vent, y-a pas de bateaux, grogna Mario.
Nous étions tous convaincus qu’il allait se passer quelque chose, aussi, attendions nous, les dents serrés, la peur au ventre. Une odeur de soufre montait de la surface de l’eau.
Un rideau de brume légère s’éleva au dessus de sa surface. Il montait comme un rideau qui se lève. Toujours pas de bruits, mais l’eau se ridait parsemée de milliers d’étoiles minuscules comme de petits points lumineux qui s’allumaient et s’éteignaient, les rides s’accentuaient, la brume s’épaississait. C’étaient maintenant des volutes qui montaient, tout d’abord lentement, puis en vagues tumultueuses. L’eau s’agitait devant nous. Soudain, face à la barque une énorme volute conique, plus compacte, la pointe en bas s’éleva. Le sommet du cône prenait des proportions gigantesques. De chaque côté deux énormes bras jaillirent alors qu’une tête monstrueuse se formait. D’autres cônes surgissaient à côté. La forme apocalyptique avançait ses bras vers nous.
- Feu ! hurla Robert qui jetait sa première grenade, suivi de Mario qui en faisait de même.
Moi, dans un geste large de semeur je lançais des poignées de morceaux de carbure le plus loin possible. Les explosions ne tardèrent pas à projeter d’énormes gerbes d’eau. Pierrot après avoir décoché plusieurs flèches inutiles, se mit à son tour aux grenades. Je remplissais fébrilement mon seau de carbure et reprenais ma généreuse distribution tout en évitant de regarder cette infinité de têtes monstrueuses qui jaillissaient sans cesse de l’eau. Jeanne s’était recroquevillée au fond de la barque. Nous nous démenions comme des damnés dans ce combat inégal contre des forces obscures certainement invincibles. Mais que faire d’autres ? Nous battre restait notre dernière alternative. Nous ne pouvions pas nous laisser détruire sans réagir. Mourir en combattant restait notre dernier recours. Il en sortait de toutes parts, sans discontinuer, sans relâches. Des milliers de bras secouaient notre barque mais nous continuions à résister, à lutter désespérément. La foi des désespérés nous portait, la foi des hommes qui luttent pour leur liberté, leur survie. Un vacarme effroyable se déchaînait autour de nous. Au silence mortuaire précédent succédait cet abominable brouhaha. Ce bruit que nous provoquions, parmi les rugissements de nos agresseurs nous stimulait comme pour nous prouver que nos efforts n’étaient pas inutiles. A l’odeur pestilentielle des lieux, une autre odeur prenait le dessus, l’odeur de l’acétylène. Les gaz nous piquaient les yeux et la gorge, irritaient notre peau. Mais pris dans ce combat désespéré nous n’en avions cure. Mieux mourir par asphyxie que dans la gueule des ces créatures, pensions nous.
Un instant, Robert se redressa pour examiner le champ de bataille. Puis il s’empara de l’arc, trempa une flèche dans le goudron, l’enflamma et la projeta devant nous. Puis il recommença avec une autre, puis encore une autre.
- Pierrot ! Mario ! Aux rames !
- Où va-t-on ? demanda Mario.
- Droit devant, à fond la caisse !
- Tu es fou, protesta Pierrot. On va se faire bouffer.
- On a pas le choix, dans cinq minutes on sera asphyxiés par l’acétylène. Faut foncer.
Les deux garçons sortirent les rames, alors que quelques flammèches couraient sur l’eau. De petits crépitements se firent entendre, puis des explosions. Des flammes s’élevaient et très vite une barrière de feu se dressa devant nous alors que la barque prenait de la vitesse. Robert s’empara de mon seau le rempli d’eau et nous aspergea après avoir soigneusement refermé les coffres. Sans cesse il vidait son seau sur nous. Mario et Pierrot ramaient comme des galériens dans le brasier. La barque fendait l’eau, les flammes et nous emportait sans se soucier des chocs. Elle était sacrément solide la barque des nains. Par contre, elle ne nous protégeait pas de la chaleur. Une chaleur intense qui nous brûlait le visage, les yeux. Nous aurions certainement flambés comme des torches si Robert n’avait eu l’idée de nous imprégner d’eau. Le temps s’était bloqué. Les secondes s’étaient coincées dans ses rouages. Nous commencions à étouffer. L’air devenait irrespirable. Comment mes seaux de carbures avaient-ils provoqué autant de gaz pour enflammer une telle surface ? Robert devina mes pensées.
- Dans les marécages, il y a souvent du méthane, c’est peut-être ce qui explique ce gigantesque incendie, l’acétylène plus le méthane, me dit-il, un mouchoir collé sur sa bouche.
La lourde barque propulsée énergiquement par mes deux camarades prenait de la vitesse et fonçait droit devant. Personne n’osait regarder où elle se dirigeait tant notre désir de fuir ce lieu maléfique était puissant. Peut-être allions nous écraser contre un obstacle scellant ainsi la fin de notre odyssée. Nous ne cessions de côtoyer cette fin inéluctable contre laquelle nous nous battions pour la retarder. Les efforts des deux rameurs n’étaient pas vains car la densité des flammes diminuait ce qui stimulait d’autant plus leur ardeur. Bientôt, il n’y eu plus que quelques petites flammèches autour de nous. Je me levai pour regarder derrière moi. Robert posa son bras sur mes épaules. Je voyais ses yeux briller.
- Qu’en penses-tu Anaïs ? On s’en est bien tiré. Qu’est-ce qu’on leur a mis !
Sacré Robert ! Toujours le moral ! Une façade bien sûr alors que sur son visage, ses traits tirés portaient encore les stigmates de la peur, comme sur tous les autres visages d’ailleurs. Quant au mien, j’étais heureuse de ne pas le voir, car très certainement je devais faire une sale tête, une horrible tête. Je sentais mon corps trembler d’épouvante. Nous regardions derrière nous cette immense barrière de flammes que nous avions traversée. Mario leva les rames, se retourna pour nous adresser un timide sourire.
- Je crois qu’on revient de loin les gars.
A son tour Pierrot se retourna tout essoufflé.
- Qu’est-ce que c’était que ces bestioles ? Jamais entendu parler de tels machins même dans des livres de Science-Fiction. Etaient-ils réels ou fantasmagoriques, créés par des sorciers ou les forces du mal ?
- S’ils étaient irréels, ce ne sont pas nos grenades qui les auraient repoussés, avança Mario. On ne chasse pas l’immatériel par le matériel.
- Pas d’accord avec toi, reprit Robert. N’oublie pas que les sorciers pendant leurs incantations utilisent toutes sortes d’ingrédients dans leurs mixtures. Pense aux chaudrons qui bouillent dans l’antre des sorciers et aux innombrables fioles qu’ils utilisent. Après tout, ils font de la chimie. Pas de sorts, pas de maléfices, sans préparations. Nos explosions, notre acétylène, notre incendie a peut-être semé la panique dans leur alchimie. Peut-être avons-nous inventé le nouveau remède anti-sorciers, anti-maléfices.
Pierrot émit un long sifflement admiratif.
- Robert vient de se découvrir une nouvelle vocation. Il va se lancer dans la chimie et nous pondre une thèse sur les vertus bénéfiques de l’acétylène et son rôle prépondérant dans la lutte contre les forces du mal.
- Il sera le premier docteur es-sciences des Marais, ironisa Mario, qui retrouvait, chose étonnante chez lui, les vertus du sourire.
- Ouais, et quand j’aurais mon diplôme je l’arroserai avec la liqueur des Marais. Bon, je prends les rames et nous allons piquer vers l’Est puisque l’horizon semble dégagé. Pierrot tu surveilles l’avant, Mario l’arrière et nos deux héroïnes nous préparent un petit casse croûte. Bravo les filles, vous avez tenu le coup. Félicitations ! Ca va Jeanne ?
Elle hocha la tête.
- Je vais essayer de me remettre de ces émotions, fit-elle en esquivant un timide sourire.
- Oh juste, il reste du carbure ? demanda Mario.
- Nos réserves ont pris une sacré gifle, mais on n’a pas encore touché à celle dans le compartiment étanche, répondit Robert. On ne peut pas regretter de l’avoir gaspillé, il fallait bien ça pour s’en sortir.
Le calme revenu, après ces fortes émotions, nous avons mangé de bon appétit. Impossible d’évaluer le temps écoulé depuis notre dernier repas. Ici la montre n’était plus d’aucune utilité et je ne compulsais plus la mienne. Deux garçons souquaient fermes sur les rames, le troisième assurant les relais. Nous piquions sur l’Est dans l’espoir de découvrir cette mer, tant désirée, sans toutefois être certains de l’atteindre car ici, les limites, la logique, les directions, semblaient très aléatoires. Nous étions dans un autre monde régi par des lois bien différentes du notre. Notre dernier espoir se cristallisait sur cette mer. Au fil des kilomètres, il me semblait que la pénombre s’éclaircissait légèrement. Une raison d’espérer ?
J’observai le grand Mario debout à l’avant du bateau les yeux fixés sur l’horizon. Je le vis placer ses mains sur son front dans un geste puéril pour mieux voir. Puis, sans rien dire, le bras tendu il pointa son doigt droit devant lui. Je me levai et le rejoignis. Loin devant nous une sombre barrière barrait l’horizon. Nous étions encore trop loin pour en distinguer les détails. Notre manège attira l’attention des rameurs qui ralentirent l’allure et se retournèrent pour essayer de voir à leur tour. Robert délaissa les rames et vint se placer à côté de nous.
- Continue d’avancer, dit-il à Pierrot.
Tout d’abord, nous avons pensé à une montagne, mais maintenant, plus près d’elle, la masse sombre révélait certaines de ses formes pour le moins bizarres. Il ne s’agissait pas d’une masse compacte, mais d’une infinité de pics tortueux, pointus, difformes. Des aiguilles vrillées se dressant comme des pics vertigineux. Pierrot faisait patte douce avec la barque qui glissait lentement. Nous étions fascinés par cette vue insolite, presque irréelle. Au fil de notre avance de nouveaux détails apparaissaient. Un des pics était parsemé de terrasses. Deux autres semblaient reliés par un pont. Un décor bizarre fait de tâches vertes et de tâches sombres.
Pierrot obliqua sur la gauche, en direction du Nord. Le même paysage continuait indéfiniment avec des variantes dans le détail de chaque aiguille, mais toujours ce côté repoussant et inquiétant.
- Je me demande où on est venu se foutre, se lamenta Mario ? Je crois qu’on est pas sortis de l’auberge.
Nous avions échappé aux Marais pour déboucher dans un autre monde inconnu. Un monde qui me glaçait d’épouvante par ses formes, son aspect repoussant, ce mystère lugubre et inquiétant qui planait sur lui.