Chapitre 2

LE MONDE DES NAINS

5.

- Le monde des petits. Le monde des nains. Voilà ce que disait le manuscrit, soupira Pierrot les yeux dans les nuages, quoique ici, dans ce monde souterrain, nues et nuages, sombres ou vaporeux brillaient de leur absence. Ciel et nuages avaient pris leurs congés, tout comme notre beau soleil qu’on apprécie surtout lorsqu’on en est privé.

Tout en marchant j’observais l’escorte qui nous conduisait. Dans l’ensemble, ils paraissaient assez jeunes et aucun ne portait la barbe. De plus ils étaient moins bouffis que je ne les imaginais. Plus tard, j’appris que les nains qui nous avaient interceptés appartenaient à l’unité des patrouilles constituée en général de jeunes nains, la véritable armée quant à elle, patrouillant le long des frontières Ouest, là où le danger menace.

Une heure plus tard, nous arrivions au pied d’une falaise abrupte comportant une ouverture de quelques mètres seulement. De l’autre côté une surprise nous attendait. Une véritable ville faite de petites maisons avec leurs minuscules ouvertes qui nous regardaient d’un œil torve. Seulement quelques grands édifices au centre de la ville. Des falaises abruptes la ceinturaient comme des remparts protecteurs. Une large avenue traversait la ville collectant de petites rues entrecoupées d’espaces verts et de parcs qui la sillonnaient,. Nous prîmes l’allée principale. Une foule de nains de tous âges s’était massée sur notre passage et nous regardait en silence. Beaucoup portaient une longue barbe. Je lisais dans leur regard un mélange d’inquiétude et d’hostilité. Sans aucun doute, notre présence, la présence d’hommes de la surface, représentait pour eux une menace de mauvaise augure.

Notre groupe stoppa sur une grande place où s’élevaient plusieurs grands bâtiments. Le plus haut comportait quatre étages, à peu près l’équivalent de deux étages chez nous. On nous introduisit dans une maison voisine un peu plus haute que les autres. Une fois à l’intérieur, le chef de notre petite escorte s’adressa à nous.

- Veuillez patienter pendant que notre conseil se réunit pour décider de votre sort. Il vous est interdit de sortir. Les gardes ont ordre de tirer à la moindre tentative d’évasion. D’ailleurs vous ne pourrez faire demi tour, nous avons bloqué toutes les issues conduisant à la surface.

- Puis-je vous demander quelque chose ? interrogea Pierrot.

- Je vous écoute.

- Depuis 2 jours, nous ne mangeons que des biscuits, auriez-vous quelques crudités à nous donner ? On a besoin de vitamines et nous avons faim et sommeil.

Il sortit sans répondre. La pièce était relativement grande, environ six mètres sur quatre, sommairement meublée. Une longue table au centre et des sièges faits de rondins de bois. Plusieurs fenêtres longues mais peu hautes l’éclairaient. Débarrassés de nos sacs nous nous sommes assis autour de la table. Jeanne et moi mourrions d’inquiétude alors que Pierrot et Robert semblaient ravis de notre aventure, grisés par cette extraordinaire découverte. Mario ne disait rien. Il restait passif écoutant d’une oreille distraite les conversations des deux autres garçons, les cerveaux délabrés de notre stupide expédition.

Plusieurs personnes, deux hommes et deux femmes pénétrèrent dans la pièce les bras chargés de plats. Ils déposèrent devant nous des assiettes creuses en bois et un chaudron de soupe qui sentait bon. Deux grands plats débordaient de légumes et de fruits. De la nourriture presque comme chez nous en surface. Des pommes de terre bouillies, des carottes cuites, du chou, et dans l’autre plat de service, des pommes.

- Quelque chose me dit qu’ils ont des jardins, fit malicieusement Pierrot en se servant une assiette de soupe.

- Peut-être pas, s’ils ont un Supermarché à côté, fit Mario en grinçant des dents.

- Ils ont beau être nains, il faut bien qu’ils mangent, répliqua Robert.

- Ouais, grogna de nouveau Mario, tant que ce n’est pas nous qu’ils mangent.

- Oh ! Je ne crois pas, ils me paraissent civilisés ces petits, ce ne sont pas des barbares, fit observer Pierrot en remuant son index.

- Toujours est-il qu’ils ont l’air d’avoir une sacré dent contre les hommes et si on essaie de s’enfuir ils ne nous feront pas de cadeaux, se lamenta Mario en secouant la tête.

- D’accord. C’est vrai. Pour l’instant, on ne va pas chercher à nous enfuir. A mon avis, ce n’est pas le moment d’essayer de regagner la surface, il faut tout d’abord qu’on essaie d’endormir leur méfiance, expliqua Robert, on va jouer les soumis, c’est la seule façon de nous en sortir.

- Tu te fais des illusions, contra Pierrot. Tant que nous serons ici, les tunnels seront bouchés, ils n’ont pas l’air fou ces petits. Ils sont chez eux et connaissent bien le réseau souterrain. Le petit tunnel qu’on a vu, c’est certainement eux qui l’ont construit. A mon avis, ils doivent surveiller ce qui se passe en surface.

- Je ne serais pas aussi affirmatif que toi, je ne sais pas s’ils sont très vigilants, mais j’en doute un peu puisque nous avons atteint leur domaine, à leur grand étonnement semble-t-il, répartit Robert.

- Ils nous ont pris pour des enfants jouant dans les souterrains et ne pensaient certainement pas qu’on arriverait jusqu’ici.

- C’est une bonne hypothèse. Je la retiens. Pour l’instant le mieux est d’attendre sagement leur décision. En ce moment, ils doivent parler de nous et de notre avenir. J’ai l’oreille qui siffle. Je crois qu’à présent, il est inutile de chercher qui a fouillé nos sacs et volé une de nos lampes à acétylène, continua Robert la bouche pleine. Les fautifs ne sont pas loin.

- Si c’est l’oreille droite, c’est un mauvais signe, précisa Pierrot en épluchant une pomme.

Nous avons mangé d’un bon appétit sans trop penser à ce qui nous attendait. Un bon repas après de simples petits casse croûte pendant plusieurs jours, ça vous change les idées. Peut-être aussi étions nous tous heureux d’être enfin sortis des sombres souterrains, malgré l’inquiétante menace qui, ici, chez les nains, pesait sur nous. Pierrot le premier se leva et clama.

- Moi, je suis vanné, j’ai besoin de me reposer.

Il s’étendit sur le sol, son sac en guise d’oreiller. Nous en fîmes de même. Nous avons ainsi dormi quelques heures avant d’être réveillés par Moutard le chef du groupe qui nous avait intercepté.

- Venez ! Le grand conseil vous attend.

Il nous précéda dehors, alors qu’une escorte d’une vingtaine de nains armés nous entourait. Des curieux, le long du parcours, suivaient notre progression. Ils ouvraient de grands yeux étonnés, nous dévisageant de la tête aux pieds, quelques uns visiblement impressionnés, par la taille de Mario. Nous contournâmes l’imposante fontaine au centre de la place pour pénétrer dans le plus grand bâtiment. Au rez-de-chaussée une foule bigarrée avait envahi la salle ne laissant pas un pouce de libre. Au fond, sur une estrade derrière une table, plusieurs fauteuils encadraient un trône occupé par un vieillard. Sa tête plate sillonnée de rides profondes supportait une couronne en or, sertie de pierres précieuses. Il portait un grand manteau vert au col d’hermine. Certainement le roi du royaume, accompagné des principaux dignitaires, tous très âgés, comme pouvaient en témoigner les rides sur leurs visages et leurs barbes blanches ou rousses. Ils portaient des coiffures et des vêtements différents ce qui avait certainement un rapport avec leurs diverses attributions. On nous plaça face à eux de l’autre côté de la table.

Le roi, après nous avoir longuement dévisagés s’adressa à nous.

- Sachez que votre présence ici, nous pose un grave problème. Vous venez de commettre une irréparable erreur en pénétrant dans notre royaume et en violant le secret de son existence. De son secret dépend notre survie et c’est la raison pour laquelle, nos lois nous imposent votre élimination. Nous n’avions encore jamais été confrontés à un tel problème, mais je vous l’avoue, cet état de fait nous pose un grave cas de conscience car nous ne sommes pas des êtres sanguinaires, comme vous les gens de la surface. Malheureusement, il n’y a pas d’autres solutions, puisque nous ne pouvons pas vous garder éternellement prisonniers. Votre détention immobiliserait de nombreuses personnes et perturberait la bonne harmonie dans laquelle nous vivons depuis plus de 1000 ans ici. Aussi, nous avons décidé de vous donner un sursis d’un mois, mais ensuite, nous serons contraints d’exécuter la sentence.

Sa déclaration me glaça d’épouvante. A mes yeux rien ne justifiait cette cruelle injustice. Mes compagnons restaient sidérés, ne s’attendant pas, malgré les propos du chef Moutard à une telle décision du Conseil des nains. Surmontant mon émoi, je m’adressai au roi.

- Comment dois-je vous appeler, s’il vous plaît ?

- Notre roi s’appelle Sylvestre et pour s’adresser à lui, vous devez utiliser le terme majesté, me répondit son voisin de droite, le nain au bonnet rouge orné d’une plume.

- Puis-je me permettre Majesté de plaider notre cause, en vous apportant quelques informations ?

- C’est votre droit. Parlez ! Je vous écoute.

- Merci Majesté. Laissez moi tout d’abord, vous affirmer que c’est le hasard qui nous a conduit ici, nous n’étions animés d’aucun sentiment d’hostilité mais poussés par la curiosité à la recherche de vestiges du Moyen Age pour enrichir notre patrimoine. Nous n’avions aucune notion de l’existence de votre peuple et de ces lieux, leur découverte a plutôt été pour nous une source de joie. Nos légendes parlent souvent du peuple des nains et c’est toujours avec beaucoup de sympathie que nous les enfants, nous lisons ces textes. Dans l’ensemble, nous déplorions leur inexistence dans notre réalité alors tous nous rêvions d’en rencontrer un jour. Croyez moi, je vous parle en toute sincérité. Nous n’avons ni haine, ni mauvaises intentions envers vous, bien au contraire. Alors, votre décision nous surprend, tout autant qu’elle nous effraie. Nous supprimer serait un acte criminel injustifiable.

Mes paroles furent suivies d’un long silence. Robert m’adressa son plus gentil sourire. Les hauts dignitaires regardaient leur roi qui restait silencieux. Celui à sa gauche prit la parole.

- Sachez mademoiselle ….

- Je m’appelle Anaïs.

- Très bien. Sachez Anaïs que nous ne sommes pas des criminels. Nous n’avons aucun grief envers vous cinq, puisque aucun de vous, n’a commis de crime contre notre communauté. Malheureusement nos lois sont intraitables en ce qui conserve la préservation du secret de notre existence ici. Toute violation de ce secret entraîne la peine de mort. Le seul objectif de cette loi incontournable est de protéger notre peuple, garantir sa survie.

- Je vous l’ai déjà dit, nous n’avons aucune intention belliqueuse. Loin de nous l’idée de faire quoi que ce soit qui pourrait nuire à votre peuple.

- Je vous crois Anaïs, mais si on vous laissait regagner la surface, tôt ou tard vous parleriez et alors, inexorablement, les hommes viendraient ici pour nous exterminer comme ils ont essayé de le faire autrefois. Vous avez le droit de savoir et je vais donc vous expliquer les faits qui sont reprochés à votre race.

En ce temps là nous vivions heureux dans les forêts de Mizoën, Emparis, Brandes, forêts qui s’étendaient à l’Est de Grenoble, jusqu’au lac du Pontet tout comme bien d’autres de notre communauté, dans bien d’autres endroits encore. Un jour, les hommes ont décidé de nous exterminer. Heureusement nous étions plus agiles qu’eux, nous volions d’arbres en arbres alors qu’eux se traînaient lamentablement sur le sol. Armés jusqu’aux dents, ils envahirent en pure perte la forêt où nous étions insaisissables. Rendus furieux, dans leur rage criminelle, ils ont incendié la forêt avec l’intention manifeste de tous nous griller, pour ainsi exterminer notre race. Sans notre parfaite connaissance des souterrains, des galeries qui sillonnent les nombreuses mines d’or et d’argent de la région, nous aurions tous péri.

- Mizoën, Emparis, c’est où, ça ? me demanda Mario

- C’est le versant de la montagne qui s’étend entre l’Alpe d’Huez et le col du Lautaret.

- Mais il n’y a pas de forêts dans ce secteur, sur ce versant de la montagne. De ce côté de la Romanche, il n’y a aucune végétation. C’est aride.

- Oui, en effet. La légende dit que Dieu a puni les hommes pour leur crime et que depuis les arbres ne repoussent plus. Autrefois, il y avait de belles forêts et de gras pâturages.

Le roi et les dignitaires nous écoutaient sans dire un mot, puis le nain au grand bonnet vert, celui qui s’était adressé à nous reprit la parole.

- Vous me surprenez Anaïs, jusqu’à ce jour nous pensions que les hommes ignoraient ce lointain passé qui ne fut pas à leur honneur. Ainsi vous comprendrez mieux les raisons de notre décision, l’origine et le bien fondé de cette loi.

- Excusez moi de vous contredire mais je vois dans votre condamnation en application de votre loi, un acte criminel puisque vous avez décidé de faire payer à des innocents la faute commise par d’autres, dans ce lointain passé que vous venez d’évoquer.

- Qu’importe ! Nous avons des impératifs, et en priorité le respect de cette loi draconienne qui conditionne notre survie et la paix de notre peuple. Nous devons le protéger sachant très bien que le jour où vos semblables découvriront notre domaine, ils nous envahiront et nous extermineront. Vous, gens de la surface être restés des barbares, sautant sur n’importe quel prétexte pour vous entre-tuer.

- Permettez moi, je vous prie, de vous faire remarquer deux choses. Tout d’abord le fait que nous, tous les cinq, ne sommes en rien impliqués dans ce monstrueux crime millénaire. Ensuite que vos accusations sont partiales puisqu’elles ne visent que le forfait des hommes, alors, qu’en toute honnêteté, il eut été plus équitable de rapporter aussi le crime commis à l’origine par l’un des vôtres à l’encontre de notre communauté. Je veux parler du kidnapping d’un bébé de notre communauté par une femme de la votre. D’accord, ceci ne justifie en rien les intentions génocides de nos ancêtres, mais par contre peut expliquer leur légitime colère face à cet enlèvement. Ceci ajouté à l’impossibilité dans laquelle ils étaient d’attraper la coupable pour la punir a déclenché leur fureur meurtrière que d’ailleurs je désapprouve sincèrement.

Déjà je regrettais ma cinglante riposte, alors qu’emportée par le flot de mes paroles, je pataugeais dans un profond désarroi. N’allais-je pas, par ma maladresse, déclencher leur colère ? J’étais consciente de ne pas avoir employé les mots et le tact que notre situation imposait. Mes amis eux aussi conscients de ma gaffe restaient stupéfaits ne sachant trop s’ils devaient, oui ou non intervenir pour adoucir mes propos.

Un lourd silence s’en suivit et ce n’est que quelques minutes plus tard que le roi répondit.

- Tes arguments Anaïs n’enlèvent rien à la monstruosité dont ont fait preuve vos ancêtres, mais tu as eu raison de rappeler que nous avions, nous aussi, commis une faute grave. Quoique, il faut le remarquer, elle n’était pas imputable à notre communauté toute entière puisqu’il s’agissait de l’acte d’une folle. Nous lui avons demandé de réparer son forfait et de rendre l’enfant. Mais lorsqu’elle a rapporté l’enfant, le village était vide, toute la population était lancée à nos trousses. Ce rappel historique étant fait, je suis contraint de vous dire que pour les raisons que nous vous avons exposées, nous ne pouvons pas vous laisser repartir. Le mieux que je puisse faire est de surseoir à votre exécution et de vous accorder la vie sauve, mais vous resterez nos prisonniers. Voilà le verdict que je prononce. Mais, ne vous réjouissez pas trop vite car dans cette affaire, nous ne sommes pas les seuls concernés et l’autre communauté qui elle aussi a son mot à dire, se montrera certainement moins clémente que la notre, car elle aussi nourrit de nombreux griefs contre les humains. D’ailleurs nous attendons d’un instant à l’autre leur délégation qui ne saurait tarder.

C’est alors qu’il y eut un remue ménage derrière nous. Sur l’estrade, les hauts dignitaires nains se regroupèrent à la gauche du roi Sylvestre, alors que d’autres nains installaient des fauteuils à sa droite.

Il y eut soudain un remous dans la foule qui s’écarta pour laisser passer les nouveaux arrivants. Elles étaient trois. Grandes, élégantes, vêtues de tulles vaporeux et colorés flottant autour d’elles. Elles avançaient légères sans que leurs pieds ne touchent le sol. Le roi et les autres dignitaires se levèrent pour les saluer.

- Bonjour Jacquemette, ta présence m’honore, fit le roi en s’inclinant. Laisse moi aussi saluer ta sœur Pernette et la fée Fleurie.

Jacquemette s’installa à la droite du roi, Pernette et Fleurie à côté. Comme les 3 garçons, je restais fascinée par la beauté de ces merveilleuses créatures toutes aussi belles l’une que l’autre. Jacquemette avec ses longs cheveux autour d’un visage rayonnant d’une finesse exquise, sa longue robe rose sur laquelle volaient des rubans d’un bleu transparent. Pernette dans sa robe blanche et Fleurie dans un habit fait de pétales de roses et d’orchidées.

Le charme fut de courte durée. Le regard de Jacquemette qui s’était posé sur moi, me transperçait comme des lasers acérés. Elle nous dévisagea tous les cinq avec la même cruauté dans le regard. Les civilités terminées entre les dignitaires nains et les 3 fées, sans préambules l’odieuse jacquemette se lança dans une violente diatribe à notre égard.

- Ainsi, après mille ans de paix, les hommes ont envoyé une première équipe en reconnaissance, avec certainement, l’intention de venir de nouveau nous martyriser dans nos royaumes. Nous devons être sans pitié et les éliminer sur le champ, vociféra-t-elle le doigt pointé sur nous.

Un silence glacial s’abattit sur l’assemblée, un silence lugubre chargé de la haine qui jaillissait du corps et de l’esprit de cette maudite fée. L’atmosphère pourtant déjà pas rose s’alourdit un peu plus, devenait pesant angoissant. Le roi et les autres dignitaires baissaient la tête, un peu surpris d’ailleurs par la violence de l’intervention de Jacquemette. Jeanne terrorisée perdit connaissance et s’écroula sur le sol. Pierrot et Robert se penchèrent sur elle pour essayer de la ranimer dans l’indifférence totale des fées.

- Ce sont des enfants, ils se sont égarés, avança timidement Sylvestre. Nous avons obturé les issues et de ce fait, ils ne peuvent plus regagner la surface. Notre Grand Conseil, après délibérations avait décidé de les garder prisonniers et de surseoir, tout au moins, provisoirement à la peine de mort.

- Pas question ! Ils doivent mourir de suite, avant qu’il ne soit trop tard. Ces êtres sont dangereux, sournois, sanguinaires, les conserver vivants ferait courir trop de risques à notre monde souterrain. Et, sans se désunir, il poursuivit. Autrefois, nous les fées, nous étendions notre linge sur la prairie au sommet du Mont Aiguille à l’abri des humains qui n’avaient encore jamais gravi ses flancs jusqu’à ce que le seigneur de Dompjullien de Beaupré en 1492 atteigne son sommet, ouvrant ainsi la voie aux autres hommes. Pendant des millénaires, nous nous réunissions à Comboire pour notre banquet annuel avant que les hommes y construisent des supermarchés où grouille toute la populasse de Grenoble et des environs. Des coins les plus tranquilles, comme en montagne notre principal domaine, ou en plaine, les hommes nous ont délogées. Moi, Jacquemette reine des Fées du Grésivaudant je décrète, au nom de toutes les fées, que tout homme qui mettra pied ici, mourra. Verdict d’ailleurs, en total accord avec votre loi ancestrale. Je t’ordonne de les pendre sur la place publique. Et que ce jour soit jour de fêtes.

J’étais terrorisée, mourir pendue sur une place, quelle horreur ! Je sentais mes jambes défaillir. Pierrot et Robert penchés sur Jeanne fixaient hébétés l’épouvantable Jacquemette. Mario lui, me regardait, ses yeux me lançant des SOS. Une jolie petite naine à la chevelure rousse, au visage rond éclairé de grands yeux bleus, apportait un siège en osier pour Jeanne. Que pouvais-je faire ? Je tentais ma dernière carte en m’adressant au roi Sylvestre.

- Majesté, je crois que la reine Jacquemette se laisse emporter par la colère dont elle est souvent sujette. Elle prétend parler au nom de toutes les fées. Pour une décision aussi importante, puisqu’il y va de la vie de 5 innocents, il me semble que l’avis de la fée la plus prestigieuse de notre région s’impose. Je ne sais si je suis sous l’effet d’un charme mais je ne vois pas cette fée, pourtant bien plus haut placée dans la hiérarchie des fées, que la reine Jacquemette. Il me semblerait raisonnable de lui demander son avis avant d’exécuter la sentence.

 

6.

Furieuse, Jacquemette bondit, le doigt pointé sur moi. Sa longue chevelure se dressait autour de sa tête comme les rayons d’un astre noir. Ses yeux lançaient des éclairs alors que sa silhouette devenait phosphorescente. J’étais terrorisée, paralysée. J’ouvrais de grands yeux hébétés tant j’étais impressionnée par ce déchaînement de fureur.

- Petite sotte ! Je vais te transformer en crapaud et ensuite je t’écraserai ! hurla-t-elle.

Sylvestre lui aussi surpris par sa virulence intervint.

- Je vous en prie Jacquemette, n’oubliez pas que vous venez de les condamner à mort. Notre tradition autorise les condamnés à essayer de se justifier ou tout au moins à exposer les faits qui les ont amené à commettre leur forfait. Le peuple des nains n’apprécierait pas une telle entorse à nos coutumes sacrées. Cette jeune fille ignore et votre rang parmi les fées et le respect qui s’y attache. Puis il se tourna vers moi, me parla la voix douce. Anaïs, peut-être ne le sais-tu pas mais Jacquemette est la reine des fées du Grésivaudan. Tu dois lui parler avec déférence et surtout ne jamais contester son titre. Tu sais, Jacquemette est très gentille mais il lui arrive parfois d’avoir des colères …. Comme un peu tout le monde. Sois raisonnable, présente lui tes excuses.

Des excuses ? Manquait plus que ça ! Je n’avais pas du tout l’intention de lui en faire et pour mieux montrer mon désaccord je m’adressai au roi.

- Je vous prie de m’excuser majesté, je sais très bien que Jacquemette est la reine des fées du Grésivaudan, mais à Grenoble, dans les grottes de Sassenage vit une fée aux origines plus prestigieuses encore puisqu’elle est fille du grand Merlin et de la merveilleuse fée Viviane ce qui lui donne donc un ascendant incontestable sur la fée Jacquemette.

- Oui, je vois, tu veux parler de la Fée Mélusine qui quitta le Poitou et son mari après que celui ci eut failli à sa promesse de ne jamais essayer de la voir le samedi. C’était le jour où elle se baignait transformée en sirène. En effet, c’est exact, elle occupe un plus haut rang.

- Honnêtement majesté, ne pensez-vous pas qu’assassiner au nom des Fées, 5 humains, originaires de son propre territoire, sans son accord, risque de provoquer sa colère ? Je me permets de rappeler que dans la convention des fées, il leur est rigoureusement interdit d’agresser les humains. Elle a certainement son mot à dire dans ce jugement où d’ailleurs aucun avocat n’a été désigné pour assurer notre défense. Ce procédé est indigne de sociétés se prétendant civilisées.

- Ca suffit ! Petite insolente ! vociféra Jacquemette ne décolérant pas, Mélusine est restée dans sa grotte et ici, c’est moi qui commande ! Je vais te le prouver.

Elle tendit le bras et aussitôt une baguette illuminée, crachant des jets d’étincelles apparut au bout de sa main. Sans attendre, elle commença ses incantations. C’en était fini de moi. Adieu mes parents, adieu mes amis, adieu la Terre et son beau soleil, j’allais devenir un crapaud qu’elle écraserait du talon.

C’est alors qu’un violent coup de tonnerre ébranla le bâtiment. Le plafond disparut, puis les murs. Une brume épaisse enveloppa l’espace. Mais très vite, la pénombre se fit ensuite moins épaisse, se déchira, devint plus légère, plus douce. Elle s’atténua, s’effilocha comme un voile qui se déchire. Et au milieu de cette brume qui s’évaporait une créature merveilleuse apparut. Ses longs cheveux dorés scintillaient de mille feux comme parés d’étoiles. Elle portait une longue robe mauve qui la seyait à merveille découvrant ses épaules roses. Des rubans d’un bleu transparent flottaient autour d’elle.

Tous restaient bouche bée devant cette extraordinaire apparition. La population naine massée dans la salle et dehors sur la place dévorait des yeux Mélusine, tous médusés par sa beauté et l’effet fantasmagorique de son arrivée. Les fauteuils s’écartèrent et un trône chamarré d’or et de pierreries scintillantes se plaça entre le roi et Jacquemette. Mélusine droite sur la table dominait le monde dans un halo de lumière. Elle étendit les bras dans un geste de paix et se déposa en douceur sur le trône. Puis elle se tourna vers la reine du Grésivaudan.

- Tu sembles contester mon autorité Jacquemette, dois-je te rappeler que tu es ma vassale. La petite Anaïs a raison en te rappelant qu’une telle décision ne peut être prise au nom des fées sans mon consentement. Tu sembles aussi oublier nos lois et tout manquement est passible d’une convocation devant le Conseil des fées. Je te rappelle que bien qu’il nous est permis de tourmenter les hommes, en aucun cas il nous est autorisé d’attenter à leur vie. C’est notre loi. Tu encours la déchéance de ton titre. Combien de fois ne t’ais-je dis de ne pas te laisser emporter par la colère. A partir d’aujourd’hui, tu es déchue de ton titre de reine et au Conseil je proposerai Fleurie qui me semble plus apte que toi à assurer cette fonction. Il t’appartient de donner ton avis et d’aider le peuple des nains, mais en ce qui concerne l’intrusion des humains sur leur territoire, c’est à eux à décider.

Puis elle se tourna vers Sylvestre et poursuivit.

- Majesté, vous restez maître de votre décision. Jacquemette vous a donné son avis, un point c’est tout, c’est vous qui décidez.

- Merci Mélusine. Merci d’avoir eu la gentillesse de nous honorer de ta visite, toi que l’on sait si attachée à ta grotte de Sassenage. Nous aussi nous avons nos lois qui nous imposent la condamnation des humains qui violeraient notre territoire, mais avant de prendre une telle décision, j’aimerais connaître ton sentiment. Je t’avoue leur avoir déjà promis la vie sauve.

- Tu as bien fait Sylvestre. Je comprends aussi très bien qu’il n’est pas possible de les laisser regagner la surface, mais laisse moi, te faire une confidence. Les humains sont les plus grands prédateurs de la Terre, des êtres violents, brutaux, barbares, mais il y a aussi quelques bons éléments parmi eux. Dernièrement, j’ai été confrontée à un monstre terrible que le diable a envoyé pour me détruire. Il était terriblement puissant et il s’en est fallu d’un cheveu qu’il n’y parvienne, si je n’avais reçu l’aide d’humains et de Merlin ( voir la légende : " Il faut sauver Mélusine "). Voilà, c’est tout ce que j’avais à te dire. A toi de décider.

Mais Jacquemette n’avait pas dit son dernier mot.

- Excuse moi, Mélusine, je ne conteste pas ni ton titre ni tes pouvoirs, pourtant, laisse moi te faire remarquer que depuis des siècles, tu n’as plus aucuns contacts avec nous, tu ne participes à aucune de nos réunions, tu vis cloîtrée dans ta grotte dont tu ne sors jamais ce qui nous a portées à penser que tu te désintéressais totalement de notre nouveau royaume dont je détiens la souveraineté. Par ta faute, les humains un jour viendront ici et de nouveau nous chasseront. Ce groupe vient d’arriver, d’autres suivront si l’on ne fait rien.

- Tu oublies une chose Jacquemette, je veux parler des conséquences que la disparition de ces enfants va entraîner. Ce soir déjà, les parents commencent à s’inquiéter et demain de vastes recherches seront lancées. Des chiens découvriront le point de départ de leur disparition et tout le pays se mobilisera pour les retrouver. Les humains ont d’énormes moyens. Ils creuseront jusqu’à ce qu’ils les trouvent. Ton esprit coléreux et ton manque de réflexions peuvent engendrer une catastrophe et mettre en péril le monde sous la terre. En premier lieu il faut rassurer les familles pour qu’ils ne s’inquiètent pas et ne déclenchent pas de vastes recherches.

- Ah ! Et comment comptes-tu t’y prendre ? fit Jacquemette ironique.

- Je vais enregistre une séquence avec eux qui sera diffusée sur les radios et télés locales et ça, je ne peux le faire que s’ils sont vivants, car jamais de ma vie, je n’ai été parjure ou menteuse et ce n’est pas aujourd’hui que je vais changer. Je le ferai avec leur accord. Elle se tourna vers moi et m’interrogea : Es-tu d’accord Anaïs ?

- Je suis d’accord Mélusine. Je te remercie de ton intervention et je ferai tout ce que tu me demanderas parce que je crois que tu es bonne. J’ai confiance en toi, dis-je, soudain soulagée.

Le visage de Sylvestre s’illumina d’un large sourire.

- Merci Anaïs, puis il se tourna vers Mélusine. Je ne sais comment te remercier. Nous avions totalement occulté les conséquences qu’entraîneraient la disparition des enfants dans le monde des humains. Il est vrai que nous courrions à la catastrophe sans tes conseils éclairés.

Mélusine se leva.

- Adieu, je dois vous quitter, prononça-t-elle en faisant un petit geste.

La brume réapparut, on la vit s’élever dans les airs, puis elle disparut. La salle reprit son apparence précédente.

Jacquemette me toisa d’un regard féroce.

- Ne te réjouis pas trop vite petite insolente, Mélusine occupe certes un rang plus élevé que le mien, mais elle vit recluse dans sa grotte et ne participe plus aux activités des fées. Jamais le conseil des fées ne me destituera et crois moi, tu entendras parler de moi. Attends-toi à de terribles épreuves. Si je ne vous élimine pas de suite, par contre, les tourments que je vais vous infliger vous feront souhaiter la mort. Sylvestre n’a pas le droit de vous garder dans son village. La Chartre des nains le lui interdit. C’est le Royaume des Marais qui vous attend.

Un murmure de terreur monta de la foule. Les dernières paroles de Jacquemette jetaient l’effroi chez les nains.

Sylvestre baissa la tête, comme en proie à une forte émotion. Jacquemette se leva, les deux autres fées en firent autant et se dirigèrent toutes les trois vers la sortie.

Le souverain et les hauts dignitaires restaient silencieux. Puis Sylvestre croisa les bras sur la table et parla.

Le conseil se réunira demain matin. Les enfants peuvent regagner leur résidence.

- Est-ce nécessaire d’avoir toujours une garde autour de nous puisque nous ne pouvons pas nous échapper demanda Robert ?

- Non ! Si vous nous promettez de ne pas quitter le village.

- C’est d’accord. D’ailleurs je ne vois pas où nous pourrions aller puisque les issues sont bouchées. Ah si ! Peut être au bord de la mer.

- Accordé, mais lorsque vous quittez le village, pour aller au bord de la mer par exemple, vous devrez en demander l’autorisation. Une escorte vous suivra. Puis il s’adressa à la jeune naine qui était restée près de Jeanne : Violette peux-tu conduire ces jeunes gens dans la résidence des visiteurs, je crois qu’ils sont fatigués ?

La foule s’écarta pour nous laisser passer, je lus dans les yeux de quelques personnes, de la tristesse mêlée de compassion, certainement générée chez ces nains par le sort qui nous attendait. Violette nous conduisit au centre du village dans une maison voisine de celle que nous occupions. Elle était plus haute de plafond, comportait une grande pièce avec table, placards et tabourets et un grand couloir qui s’ouvrait sur une dizaine de cellules sans portes, équipées de matelas posés sur un lit de planchettes. Nos sacs étaient déposés sur la table.

- Vous désirez quelque chose avant d’aller dormir ? nous demanda Violette.

Cette jeune naine était adorable. Nous l’avons remerciée en déclinant son offre car nous étions vannés et avions besoin de faire un long somme. Trop d’événements nous étaient tombés sur la tête en si peu de temps, nous n’avions plus la force de parler, de réagir, de faire le point, et même de regarder autour de nous.

- Anaïs, tu as été super, me lança Robert. On en reparlera demain car je crois que je vais en écraser. Allez les filles, choisissez votre chambre et surtout ne prenez pas la plus luxueuse, gardez la pour moi.

Ce furent les dernières paroles de la " soirée " car bien vite tous les cinq dormions d’un profond sommeil, chacun dans sa cellule. Ce fut vrai pour moi la première heure, car ensuite, je sombrais dans une cascade de cauchemars plus terrifiants les uns que les autres. Je me réveillais en sursauts pour ensuite repartir dans un nouveau cauchemar. Je crois même avoir crié plusieurs fois et dans mes dérives inconscientes il m’a semblé que quelqu’un me tenait la main et me parlait. Je m’éveillai dans un piteux état. Après ce repos plutôt agité je mesurai l’immensité de la détresse dans laquelle notre aventure nous avait plongés. Dans la grande pièce le couvert était posé sur la grande table autour de laquelle Violette s’affairait. La jeune fille vint vers moi et m’embrassa.

- Je crois que tu as passé une mauvaise nuit, me fit-elle la mine contrite.

- Oui, j’ai fait d’horribles cauchemars. Mais dis-moi, Violette, c’est toi qui veillais à côté de moi ?

Elle baissa la tête confuse, comme si elle avait commis une faute.

- Oui, je t’ai entendue plusieurs fois crier. Viens je vous ai préparé un bon lait chaud et des tartines, de la confiture et du miel.

Pierrot apparut à son tour en baillant et s’étirant, puis ce fut Robert suivi de Mario.

Nous déjeunions en silence, chacun perdu dans ses pensées, revivant la scène de la veille, prenant conscience que cette fois nous étions plongés dans une salle affaire dont le dénouement s’annonçait catastrophique.

Violette s’affairait autour de nous. Elle mesurait moins d’un mètre avait un joli visage rond et une longue chevelure blonde. Une adorable naine où tout en elle respirait la gentillesse.

- Qu’est-ce qu’ils vont faire de nous ? lui demanda Robert.

Un voile sombre se posa sur son visage.

- Ils attendent l’arrivée d’une section de nains guerriers qui vous reconduiront aux frontières de notre royaume.

- A la surface ? fit Pierrot.

Elle baissa la tête.

- Non ! Vous serez expulsés, dans le Monde des Marais, répondit-elle alors que de grosses larmes coulaient sur ses joues.

- Il est si terrible que ça ce Monde ? poursuivit Pierrot.

- Personne n’en ai jamais revenu. Il est peuplé de monstres terribles, de génies malfaisants de sorcières et de pièges immondes. C’est l’horreur. Nos guerriers patrouillent constamment à la frontière pour les empêcher de faire des intrusions chez nous. Tous les jours, nous avons des morts. Nos valeureux guerriers se sacrifient pour notre survie.

Nous fûmes interrompus par l’arrivée d’un jeune homme qui bien que petit, n’était pas un nain. Sa silhouette rappelait celle d’un adolescent de chez nous. La finesse de ses traits que soulignaient deux grands yeux bleus, lui donnaient beaucoup de charme. Le bas de son pantalon disparaissait dans des bottines de cuir, ses épaules étaient recouvertes d’une cape verte. Ses longs cheveux blonds retombaient en nuages sur ses épaules.

- Un Elfe, murmura Violette.

Il vint vers nous et se présenta.

Je suis Gallion, envoyé par Mélusine pour vous filmer, avez-vous fini de déjeuner, êtes vous prêts ?

- On est prêts, répondis-je.

- Très bien, je vais vous filmer en groupe puis ensuite chacun de vous dira un petit texte à sa famille. Mélusine a écrit les textes, vous n’êtes pas autorisés à en modifier les termes, sinon, ils ne seront pas diffusés.

A son tour Jeanne nous rejoignait alors que Gallion introduisait plusieurs autres Elfes équipés de caméras et micros.

- C’est de la publicité mensongère, releva Mario, à l’adresse de Gallion après avoir lu son papier.

- Nous y sommes contraints, répondit-il en souriant. C’est ça, ou rien. Vous désirez rassurer vos familles ?

- On a pas le choix, laissa tomber Robert fataliste.

7.

3 Elfes accompagnaient Gallion. Ils se ressemblaient beaucoup, tous très filiformes, d’une gracieuse sveltesse qui leur donnait cette allure élégante. Le plus âgé, le visage orné d’une petite barbe portait la caméra alors que les trois autres étaient imberbes. Je remarquais la finesse des traits de leurs visages.

- La première ligne blanche vous est réservée pour mentionner à qui vous adressez votre message, en principe à vos parents, votre père ou votre mère, ou les deux, ou bien grand père ou grand mère. Par contre, il vous est interdit de changer un seul mot du texte. Nous allons commencer par vous filmer tous les cinq. Ensuite, vous ferez chacun votre déclaration. Je vous recommande de sourire et de ne pas laisser paraître votre inquiétude. Un petit effort, vous faites tous des têtes d’enterrement.

Nous nous sommes prêtés au jeu, désireux de rassurer nos familles, pendant que le caméraman nous filmait. Puis je fus la première à lire mon texte.

" Bonjour maman, bonjour papa. Avec mes camarades, nous sommes partis en excursion. Tout se passe bien, nous sommes tous les cinq en bonne santé, surtout ne vous inquiétez pas pour nous, tout va bien. Je vous embrasse tous les deux ".

Lorsque les prises de vues furent terminées, Gallion nous remercia et partit. Nous avons ramassé nos bols et fait la vaisselle.

- Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda Mario.

- Je vous propose de visiter le village, c’est pas tous les jours qu’on peut se balader dans un village de nains suggéra Robert Pison.

- Puis-je vous accompagner ? demanda timidement Violette. Vous savez, c’est pas pour vous espionner.

- Tu es la bienvenue, lui répondis-je. Tu nous serviras de guide.

Nous avons pris la grande avenue, la plus large, celle qui coupait le village en deux. Après la place, une dédale de petites rues serpentaient entre les maisons. Entre les groupes de maisons dans de grands hangars, divers corps de métiers s’activaient : les fileurs de laine, tisserands …

- Dans la partie Nord, nous avons les forgerons, tous ceux qui travaillent les métaux. Ils proviennent du Nord de notre royaume l’autre côté de la falaise. C’est là-bas que sont installés les fours traitant les minerais pour en extraire les métaux. Au Sud ce sont plutôt les industries légères, les artisanats : menuisiers, tailleurs de pierre, potiers.

- Et votre nourriture, d’où provient-elle ? demanda Robert.

- Derrière la falaise. A gauche nous avons les potagers, avec les pâturages, les poulaillers et à droite jusqu’à la muraille, bien avant notre zone sidérurgique, les vergers et les forêts, nous expliqua Violette.

- Vous avez donc tout ce qu’il faut pour vivre, conclua Mario.

- Gros niais, s’ils n’avaient pas ce qu’il faut, ils n’existeraient pas, rétorqua Pierrot moqueur. Les pommes et les légumes que tu as mangés hier soir et le lait et le miel ce matin, ce n’est pas le Saint Esprit qui les a apportés. Ici il n’y a pas de ciel, il ne peut donc pas venir.

Nous approchions de l’ouverture Sud de la falaise. Un groupe d’hommes discutait sur le passage. Je reconnus Moutard le chef de section qui nous avait intercepté la veille. Je m’avançais vers lui.

- Nous aimerions visiter vos plantations, est-ce possible ? lui demandais-je.

- Je n’y vois aucun inconvénient. En principe en dehors du village nous devons vous accompagner, mais si vous ne vous éloignez pas trop, je vous laisse seuls. Ca m’arrangerait car j’attends un détachement de la garde des frontières. Je peux vous faire confiance ?

- On vous le promet. D’ailleurs, où voulez-vous que nous allions ?

Il acquiesça d’un signe de tête en nous adressant un pâle sourire. De l’autre côté des falaises, nous découvrîmes une immensité cultivée comme l’avait annoncée Violette. Sur notre gauche s’étendaient des champs cultivés, des prairies ou broutaient des moutons et une race de petites vaches, et à notre droite des arbres fruitiers. Plus loin la verdoyante forêt. De chaque côté de la grande avenue des canaux emplis d’eau couraient à l’infini, certainement pour l’arrosage des plantations car je supposai qu’ici, il ne pleuvait pas. Par contre l’eau abondait.

Nous avons marché longtemps sans en voir la fin. Dans les potagers des hommes et des femmes nains, travaillaient. A notre passage ils levaient la tête pour nous regarder sans jamais manifester la moindre hostilité envers nous.

Un détail toutefois, attisa ma curiosité. Disséminées un peu partout de hautes tours émergeaient dans les champs. J’interrogeai Violette.

- Pourquoi, ces tours ?

- Ce sont des postes de guet.

Devant notre surprise la jeune naine nous expliqua.

- Après notre royaume il existe un immense territoire aride, inhospitalier où vivent des créatures monstrueuses, des Trolls. Ce sont des êtres sanguinaires, des pillards et des assassins. Ils ne vivent que de rapines et souvent attaquent nos villages pour y semer la mort.

- Combien avez-vous de villages ?

- Une dizaine, disséminés un peu partout.

- Pourquoi ne pas les regrouper, vous pourriez ainsi mieux vous défendre ?

- Impossible à cause des cultures. Si nous en sommes trop éloignés, nous ne pouvons plus assurer nos récoltes. Nous serions condamnés à mourir de faim, voilà pourquoi nous sommes contraints de les disséminer. Par contre chaque village participe à la défense de notre royaume en fournissant un quota de nains guerriers. Ces soldats, ne vivent pas avec nous, ils patrouillent le long des frontières. Malheureusement les frontières sont immenses et nos ennemis, s’ils ne sont pas cultivés, sont par contre rusés. Parfois ils feignent d’attaquer un village, où nos soldats vont converger pour le défendre pendant qu’une autre troupe s’infiltre dans la forêt et attaque un village désarmé beaucoup plus loin. Nous avons eu plusieurs fois des villages complètement détruits et toute la population massacrée. Encore plus horrible, ils emmènent nos morts pour les manger.

Les propos de Violette me glacèrent le sang. Je sentis monter en moi des bouffées de compassion pour ce petit peuple vaillant, pris entre tous les feux de la terre. Pourtant dans le contexte où nous vivions ils étaient nos ennemis puisqu’ils nous envoyaient à la mort.

- Nous devrions faire demi tour, proposa Violette.

C’est ce que nous avons fait sans discuter. Je réfléchissais à tout ce que je venais d’apprendre et de voir. J’étais transporté d’admiration devant ces champs si bien entretenus. Les nains formaient un peuple vaillant et je me prenais de sympathie pour eux. Nous nous sommes effacés pour laisser passer un char tiré par deux bœufs trapus et courts sur pattes, conduits par un nain. Sa remorque regorgeait de fruits et de légumes.

- Où vivent les fées ? demanda Robert.

- Je ne sais pas exactement. On dit qu’elles habitent sur une île merveilleuse en mer. On ne sait pas comment elles se déplacent, en bateaux ou transportées par leur magie, mystère.

- Cette île est-elle loin d’ici ? insista Robert.

- Je vous l’ai déjà dit, je ne sais pas. Certains vieux parlent d’un pays après le Monde des Marais, mais personne ne le sait vraiment.

- Si elles ont des bateaux, on pourrait essayer de leur en piquer un pour s’enfuir, fit Mario l’index pointé en l’air. Hein, les gars ? Qu’en pensez-vous. Il vaut mieux affronter la mer que les marais, surtout ici où il n’y a pas de vagues.

- N’y comptez pas, coupa Violette en riant, personne n’a jamais volé un bateau aux fées, d’ailleurs on n’en a jamais vu et puis, si vous approchez de leur royaume, Jacquemette vous détruira. Je vous conseille plutôt de la fuir.

- Ouais, répliqua Mario d’un ton acide, quand on aura tous crevés dans les Marais, il nous sera difficile de fuir.

Derrière nous, un nuage de poussières, accompagné d’un bruit sourd montait dans les airs. Nous nous sommes retournés étonnés. Le nuage s’approchait de nous à vive allure. C’était celui d’une troupe au galop. A notre hauteur le groupe modéra son allure. Ils montaient de petits chevaux , d’une hauteur intermédiaire entre celle de nos chevaux et de nos poneys, environ 1 mètre50 au garrot. Les cavaliers caparaçonnés, casqués, portaient tous des armes, les uns de lourdes épées les autres des haches à double tranchant. L’homme de tête, un barbu à longues moustaches nous dévisagea puis le groupe reprit son rythme soutenu.

- Ce sont nos guerriers, ceux dont je vous parlais tout à l’heure, expliqua Violette la voix triste. Ils viennent certainement vous chercher et porter des nouvelles au roi sur l’état de nos frontières. Ils ont l’air pressés et sont certainement porteurs de mauvaises nouvelles.

Nous avons regagné le village qui semblait plongé dans un calme anormal. L’heure du repas approchait. Dans notre refuge 2 naines disposaient des plats sur la table. Violette s’entretint quelques instants avec elles puis se mit à table avec nous. Un repas sans surprises composé de légumes et de poissons. Nous attaquions la vaisselle lorsque Moutard fit son apparition. J’eus du mal à le reconnaître dans son habit de soldat, la poitrine recouverte d’un plastron métallique les bras et le corps protégé de cuir épais recouvert de grillages fins. Sur son côté gauche, une lourde épée.

- Venez, nous dit-il la voix grave, notre roi vous attend.

Dans la grande salle le roi était entouré des mêmes personnages que la veille. Il nous salua poliment.

- Nous sommes dans l’obligation d’abréger votre séjour dans notre royaume car nos soldats sont porteurs de mauvaises nouvelles. Les Trolls se regroupent aux frontières et s’apprêtent à nous attaquer. La situation est particulièrement grave car ils ont le soutien des Gramards, des êtres hybrides encore plus dangereux qu’eux vivant aux confins des Terres du Fond. Nous connaissons mal ces êtres, la légende dit qu’ils sont issus du croisement d’ours et de reptiles. Nous ne savons pas par quels mystères ou maléfices ces êtres ont réussi à conclure un pacte. Toujours est-il que notre civilisation est en péril. Cette guerre va mobiliser toutes nos énergies et notre vigilance, ce qui vous rend encore plus indésirables car il n’est pas question d’immobiliser des combattants pour vous surveiller. Le détachement qui vient d’arriver vous conduira à la frontière. J’espère que vous aurez une pensée pour nous.

- Certainement pas ! protesta Pierrot, vous nous envoyez à la mort dans un monde hideux et vous aimeriez que nous manifestions de la compassion envers vous. Faut pas y compter nous allons concentrer notre énergie sur nous, totalement indifférents à votre peuple.

- Comprenez moi, je suis contraint. Et si je vous demandais de combattre à nos côté, accepteriez-vous ?

- Oui, à condition qu’ensuite vous nous autorisiez à regagner la surface.

- Impossible ! Je vous en ai déjà expliqué la raison.

- Alors, dans ce cas, débrouillez-vous. Nous on se fiche de ce qui peut vous arriver.

- Evidemment, vous les humains, vous êtes des égoïstes et méprisez les autres races, comme la notre.

- Excusez moi majesté de vous contredire, si vous le permettez, car je vois les choses différemment. Les nains et les humains sont issus de la même race, intervint Robert.

- C’est bien la première fois que j’entends dire ça, fit le roi, est-ce une plaisanterie ?

- Pas du tout majesté. Vous êtes originaires des montagnes, tout comme mes ancêtres. Les nains au fil des siècles sont apparus suite à une dégénérescence des hommes.

- Dégénérescence suite à quoi ? demanda le roi soudain très intéressé.

- A une maladie qui s’appelle l’hypothyroïdie et qui a frappé les hommes vivants sur les plus hautes montagnes. L’hiver à cause du froid et de la grande épaisseur de neige ils étaient privés de l’eau des sources gelées, devenues de ce fait inaccessibles. Pendant les longs mois d’hiver, leur seule ressource pour s’alimenter et s’abreuver consistait à récupérer de la neige qu’ils faisaient fondre dans leurs cheminées. Malheureusement, cette eau est pure et ne contient aucuns sels minéraux et c’est ce qui a entraîné chez eux une insuffisance thyroïdienne par le manque de calcium, phosphore et surtout d’iode. Cette maladie entraîne le nanisme. Vous et moi, avions le même ancêtre, à la seule différence que le votre vivait plus haut dans les montagnes. Les Alpes sont la patrie des nains, comme celle de mes ancêtres.

- Tu es jeune, comment peux-tu posséder de telles connaissances ?

- Je suis le fils du docteur Pison une des plus anciennes familles dauphinoises. Mon père dans sa jeunesse avait écrit une thèse sur ce sujet. Souvent le soir avec des amis ils en parlaient. Voyez-vous majesté, il n’y a pas de mystères, vous et moi, et mes compagnons, sommes de la même race. Et même si nous n’étions pas de la même, ça ne nous poserait aucun problème. Nous aimons la différence.

- Félicitations Robert, je n’en regretterai que plus votre départ. Si les choses ne dépendaient que de moi, je vous aurais quand même gardés, malheureusement la majorité s’y oppose et nous ne pouvons nous mettre les fées à dos. Adieu à tous les cinq et que Dieu vous protège.

Dehors les cavaliers harnachés de cuir et de cuirasses nous attendaient ainsi que les chevaux prévus pour nous. On nous remis à chacun une épée, de longs couteaux, un casque et des flèches. Sur un cheval de traits ils avaient placé nos sacs, des vivres et divers ustensiles. Violette se blottie dans mes bras le corps convulsé de longs sanglots.

- Emmenez-moi, je veux partir avec vous.

- Pas question ! clama avec rudesse Mars, le chef du détachement. Tes amis ne reviendront pas. Tu es encore trop jeune pour mourir au combat. Le devoir nous attend.

Peu de curieux pour assister à notre départ hormis les familles d’une cinquantaine de jeunes combattants qui venaient grossir les rangs du détachement. L’angoisse, la tristesse me serraient la gorge. Je ressentais aussi le sentiment de peur qui s’était abattu sur le village. La colonne s’ébranla, je fis un dernier geste d’adieu à Violette que je ne reverrai plus jamais. Elle pleurait à chaudes larmes. Nous aurions pu devenir de grandes amies. Nous croisions des nains qui couraient, portant des armes ou des victuailles. Une grande activité régnait aux pieds des falaises où des soldats gravissaient les marches les bras chargés. Hors du village, sur la grande route nous croisions des chars remplis de fruits et de légumes qui se dirigeaient vers la ville, des troupeaux de moutons et de bovins. J’entendis Pierrot dire à Robert :  " Tu es un vrai puits de sciences. Les hommes de la surface ont perdu un grand génie ". Puis il dégaina son épée et la brandit à bouts de bras en criant.

- Mes amis, nous partons vers la grande aventure.

- Pauvre idiot, une grande aventure dont je me serrais bien passée, grommela Mario.

Moutard qui était à nos côtés regardait, les yeux étonnés, Pierrot manifester son excentricité alors que nous tous, les nains et mes amis baignions dans une profonde morosité.

Robert à côté de moi me dit :

- Ta mère est toujours aux Etats Unis ?

- Oui, elle est correspondante officielle d’un grand journal parisien. Elle devait revenir ces jours-ci mais avec les événements qui s’y passent en ce moment elle a retardé son retour.

- Quand je pense que nos parents sont convaincus que nous sommes en sécurité alors qu’on va bientôt se faire étriper ça me fait tout drôle. A cette heure ils ont du recevoir nos messages.

- Si ça peut te rassurer, nos parents savent que nous avons un problème.

- Je ne vois pas comment. Nous avons tous lu le texte de Mélusine, sans rien y ajouter.

- Je suis heureuse de mettre ta brillante intelligence à défaut, docteur Pison.

8.

Nous marchions depuis plusieurs heures lorsque Mars le chef d’escadron nous rejoignit dans un cliquetis de ferrailles. Il s’adressa à Moutard.

- Mauvaises nouvelles. Un messager m’annonce que les ennemis sont tout près de la frontière. Je dois rejoindre mon escadron de toute urgence. Les Trolls sont accompagnés de milliers de Gramards, nous allons vite être submergés. Je te laisse une dizaine de soldats parmi les plus jeunes. Conduis les étrangers aux Marais et rejoins nous au plus vite.

Moutard pâlit, ce que remarqua Mario.

- Vous êtes plus courageux pour envoyer les autres à la mort, que pour y aller vous mêmes, ironisa mon ami d’une voix cynique.

Le chef de section préféra ne pas répondre. Ses compagnons, mis au courant faisaient eux aussi triste mine et Mario toujours cynique continuait ses diableries en criant tout fort.

- Au moins, on ne sera pas les seuls à mourir. C’est quand même mieux de mourir accompagnés que seuls.

Les malheureux jeunes nains partaient pour leur premier combat et ils avaient tous en mémoire les récits des anciens sur l’âpreté des combats et la férocité sanguinaire de leurs ennemis. Je m’approchai de Mario.

- Je t’en prie arrête avec tes insanités. Le moment est mal choisi, tu as l’air de te réjouir du malheur qui leur arrive.

- Laisse ! Il a raison, me reprit Robert. C’est toujours tellement facile d’envoyer les autres à la mort. Il est bon de le leur rappeler.

Après une dizaine d’heures de chevauché nous commencions tous à être fatigués. Déjà, nous avions laissé derrière nous deux villages, un au Nord et un autre au Sud. Le paysage ne variait pas, des cultures, des pâturages, des vergers, des forêts.

Enfin, Moutard nous arrêta à un relais volant fraîchement installé, sur un terrain planté de tentes. Des hommes et des femmes s’affairèrent pour nous recevoir. On nous servit un repas puis nous nous sommes allongés pour nous reposer, sauf Robert parti s’occuper de notre cheval de trait. Il revient un moment plus tard la mine réjouie.

- Eh les gars, vous savez pas, ils m’ont rendu ma lampe à acétylène. Mieux encore ils ont mis dans les bagages un gros sac de carbure. Dommage qu’on en a pas besoin puisqu’il fait toujours clair ici. A moins qu’ils nous conduisent au souterrain du retour, ironisa-t-il à l’adresse de Moutard.

- Tu vois, fis-je remarquer à Robert. Ils sont quand même sympa.

- D’accord, ici vous n’en avez pas besoin, mais plus loin, dans les marais, il fait sombre et plus vous vous enfoncerez, plus il fera noir. Malheureusement je ne pense pas que vous arriverez là où il fait nuit. Personne n’y est jamais arrivé. Je suis désolé, sincèrement désolé, expliqua Moutard en se soulevant sur sa couchette.

- Ne te désole pas pour nous, je sais ce que nous allons faire. Nous allons nous planquer dans un coin des Marais et une fois que les Trolls et Les Gramards vous auront tous massacrés, ce qui arrivera forcément vu leur nombre, nous ferons marche arrière et nous repartirons par où nous sommes venus, lui lança Mario.

- Navré de te décevoir, je crois que tu ne ferais pas un bon général. Dans notre situation, il n’y a que deux hypothèses plausibles. Ou nous sommes victorieux et nous vous renverrons dans les Marais, ou ce sera nos ennemis et ils vous massacreront. Quand ils sont victorieux, ils ne laissent rien, ils grouillent de partout et rien ne leur échappe. Tu ferais mieux de réfléchir et arrêter de dire des sornettes.

- Je suis d’accord avec Moutard, fis-je. Tu ferais bien de te taire Mario.

Après quatre heure de repos, notre petite colonne reprit sa route. Souvent des groupes de cavaliers rejoignant le front nous doublaient. Maintenant nous dépassions régulièrement des colonnes de chars chargés de nourritures pour les soldats ou de matériels de guerre, des lances des flèches, des bois pour en confectionner et tout un arsenal d’objets et d’équipements militaires. Nous avons progressé toute la journée avec seulement une petite halte pour manger. Puis, de nouveau nous avons longtemps chevauché entre deux haltes pour nous reposer et pour manger.

De toute évidence, nous approchions du front. Parfois nous devions nous frayer un chemin parmi des colonnes de fantassins et d’archers. Le paysage devenait plus aride, les cultures disparaissaient, le terrain plus vallonné. La lumière faiblissait, on approchait des limites du royaume. De temps en temps nous rencontrions des sentinelles postées le long de la route et des patrouilles qui allaient et venaient. Nous avons franchi plusieurs rivières sur des ponts de bois.

- Ce sont les cours d’eau qui alimentent le Marais, me confia Moutard, on va bientôt bifurquer dans leur direction.

Une estafette au grand galop vint au devant du chef de section.

- Moutard ! J’ai un message pour toi de la part de Mars, fit l’homme en lui tendant un papier.

Le chef de section lut à haute voix : " L’ennemi nous envahit par le Sud, la route des Marais est coupée, essayez de passer par le Nord ".

- Le Nord ! m’exclamais-je, n’est-ce pas le pays des Trolls ?

- En effet, répondit-il.

- Pas question ! On ne va pas chez les Trolls, ce n’est pas ce qui a été convenu. Nous partirons par le Sud ou rien, protesta énergiquement Robert rouge de colère. Je commence a en avoir marre de tous vos caprices, moi j’ai bien envie de passer avec les Trolls pour les aider à vous massacrer.

- Allez-y ! répliqua Moutard dans un rictus, ils vous auront dévorés avant que vous n’ayez réussi à ouvrir la bouche pour parler.

La colère de Robert retomba comme un pétard mouillé. Nous n’avions pas le choix, malgré la sentence des nains nous étions condamnés à rester dans leur camp pour le peu de temps qui nous restait à les côtoyer. La route avait disparu, le sol était aride, caillouteux. Devant nous se dressait une colline. D’où nous étions nous apercevions plusieurs miradors dressés sur l’arête. Au bas du flanc Nord les fantassins établissaient leur camp. Près de nous les archers et plus loin, la cavalerie. Les soldats plantaient les tentes en silence. On n’entendait que le bruit des outils et de temps à autre celui d’une galopade. Des convois de vivres arrivaient, l’heure du repas approchait.

- Je ne sais plus ce qu’il faut faire, nous confessa Moutard, je vais demander des instructions, vous pouvez venir avec moi si ça vous chante, et il ajouta cynique à son tour : à moins que vous ne préfériez rejoindre vos amis les Trolls.

- Vos guerriers nous laisseront-ils passer ? demandais-je à un des jeunes soldats qui nous accompagnaient.

- Certainement, me répondit-il. Moutard est un neveu de notre roi et en principe c’est lui qui montera sur le trône. Il jouit d’un régime préférentiel mais malgré tout il tient à s’acquitter de sa tâche de soldat comme chacun de nous.

En effet, personne ne nous fit de difficultés. Sur le sommet l’état major des généraux était réuni sous le commandement en chef du Maréchal Glorieux . A l’aide de jumelles et de grandes lunettes ils observaient l’ennemi qui se massait dans la vallée sous la colline.

- Il en arrive sans cesse, se lamenta Glorieux, combien sont-ils ?

- Il y a environ 3000 Trolls et 2000 Gramards pour l’instant, malheureusement, les Gramards continuent d’arriver. Ils sont trop nombreux et je ne crois pas que nous ne réussirons à les stopper.

- Et si nous attaquions maintenant, proposa un autre général.

- Nous ne savons pas combien de Gramards vont encore arriver, nous risquerions alors d’être pris à revers. Il est préférable d’attendre qu’ils soient tous réunis et nous aviserons alors de la meilleure tactique à adopter. Il faut nous préparer à livrer un dur combat avec peu de chances d’être victorieux. Le plus favorable pour nous sera de les attendre au passage de la rivière.

- De quels effectifs disposez-vous ? demanda Robert.

Le maréchal Glorieux se retourna surpris par la question de l’étranger. Il le toisa d’un regard sévère et répondit néanmoins.

- 1000 fantassins, dont 500 de bons et vaillants guerriers aguerris. 500 archers et 500 cavaliers. Nous sommes numériquement nettement inférieurs, notre seul point fort est la cavalerie car les Trolls ont la fâcheuse maladie de manger leurs chevaux à la moindre incartade, si bien qu’il ne disposent que d’une faible cavalerie qu’ils utilisent peu pendant les combats. Elle leur sert surtout à rattraper les fuyards. Puis il se tourna vers Moutard et poursuivit. Que faites-vous ici ? Vous deviez conduire les étrangers de l’autre côté.

- Il a été convenu que nous devions passer par le Sud mais nous ne le pouvons pas puisque les Trolls l’occupent. Les enfants refusent de passer par le Nord, le pays des Trolls, ce qui est compréhensible.

- Ce n’est pas à moins à prendre cette décision. Débrouillez-vous j’ai autre chose à faire en ce moment. Faites comme bon vous semble.

- Merci maréchal, fit Moutard en nous invitant à le suivre.

Nous fîmes demi tour, je sentais notre chef de section crispé, indécis, mal à l’aise.

- Merci Moutard, de ne pas nous expédier au Nord, lui dit Robert, nous allons contourner les Trolls au Sud et longer la mer.

- Vous oubliez que les Trolls commencent à s’infiltrer au Sud depuis la frontière et que sur le bord de mer, vous serez à découverts. Ils vous auront vite repérés et massacrés. Là, on ne vous suivra pas, on vous empêchera seulement de revenir en arrière. Par le bord de mer, vous allez droit à la mort.

- Nous sommes partis, grâce à vous, pour aller au devant de la mort, donc ça ne changera rien. Si on trouve un bateau, vous nous empêcherez de le prendre ?

- En principe, je le devrais, mais si vous me promettez de ne pas revenir en arrière, je vous laisserai faire. Malheureusement, vous ne trouverez pas un seul bateau, ils ont tous été réquisitionnés par l’armée et placés en divers points des rivières, car si nous sommes battus, nous détruirons les ponts pour freiner l’invasion et les bateaux serviront à récupérer nos soldats.

- Une autre question Moutard. Mais tout d’abord, laisse moi te remercier de m’avoir rendu ma lampe à acétylène. Vois-tu, un point m’intrigue. Il s’agit du sac de carbure que tu m’as offert. A quoi ce produit vous sert-il, vous n’avez pas de lampes  ici puisqu’il  fait clair ?

- Nous nous en servons dans nos forges pour travailler le métal de nos épées et pour d’autres travaux. Nous avons aussi des chalumeaux qui fonctionnent à l’acétylène.

Robert la tête en l’air se mordait les lèvres comme il le faisait souvent quand il réfléchissait. Nous chevauchions lentement sans nous presser. Puis Robert revint à la charge.

- Je ne comprends pas les Trolls, ils se massent au pied de la colline dans une dépression du terrain alors que vous, vous occupez les sommets. Ce n’est pas une bonne tactique.

- Oh ! Rassure-toi Robert, ils ne sont pas fous. Ils savent très bien que nous n’allons pas les attaquer là-bas, ce serait trop risqué, et eux ne prendront pas d’assaut la colline, quoique vu leur nombre ils pourraient le faire. Ils attendent d’être tous regroupés, ce qui prendra du temps puisque les Gramards viennent de lointains pays. Et ensuite, ils marcheront sur le premier village et ce sera à nous de les attaquer. Puis, le deuxième, puis les autres. Nous sommes dans la phase d’observation qui peut durer plusieurs jours. Notre armée interviendra quand ils essayeront de traverser le premier fleuve. C’est le seul petit avantage que nous possédons.

- Avez-vous des moyens de communications rapides  ?

- Oui, par les tours de guets, nous communiquons par signaux.

- Où veux-tu en venir ? demanda Pierrot intrigué par toutes les questions de Robert.

- Je viens d’avoir une idée pour créer une manœuvre de diversion, afin de nous permettre de passer au Sud. Les ennemis sont massés au centre et sur les bordures nous n’aurons que des patrouilles. Puisque nous possédons du carbure, j’essaie de trouver pour solution pour éloigner leurs patrouilles si par malheur nous en rencontrons une. Comment créer un nuage toxique d’acétylène autour de nous.

- Géniale ton idée, l’acétylène tu vas l’acheter à l’épicier du coin et tu le fais transporter par des oiseaux.

- Ignorant ! Moutard m’a donné un grand sac de carbure alors que j’en avais déjà un. Je suppose que tu sais que si on fait tomber de l’eau sur du carbure de calcium on dégage de l’acétylène, ce qui se passe dans nos lampes et dans les chalumeaux pour faire fondre du métal.

Ici, il n’y a pas de vent, on doit pouvoir balancer notre carbure et déclencher la réaction chimique autour de nous avec de l’eau. Si, de plus on y met le feu, les types surpris vont se cavaler, ce qui nous permettra de créer une brèche jusqu’à la mer. L’idéal serait de piquer un bateau et de filer par la mer en longeant le bord, hors de portée des flèches.

Pierrot sursauta, leva son index vers le ciel.

- E t si on avait de petites bouteilles, on pourrait faire des grenades. On balance des grenades qui explosent et avec des flèches enflammées on fout le feu. Les explosions plus le feu, ça va les surprendre, au moins au début, le temps de passer.

- Des grenades explosives ? Comment ça marche ? demanda Moutard soudain intéressé.

- On met quelques bouts de carbure de calcium dans la bouteille, une couche de sable, un peu d’eau, on bouche vite et on balance.

- Pourquoi le sable ? demanda-t-il 

- Ben, pour retarder le contact avec l’eau, sinon la bouteille t’explose dans la main avant que tu n’aies eu le temps de la jeter. Vous avez des flacons qui ferment bien ?

- Je peux en trouver.

- Outre notre propre utilisation pour faire une manœuvre de diversion afin de nous permettre de rejoindre la mer, si vous en avez beaucoup, cette idée pourrait aussi vous aider à foutre la panique chez vos ennemis. Vous faites préparer par vos archers des flèches spéciales pour balancer les pots sur vos ennemis. Vous les distribuez généreusement sur leurs têtes et ensuite, vous envoyez des flèches incendiaires. Croyez-moi, ce bombardement surprise risque de produire un bel effet sur des êtres pas habitués aux explosions et au feu. Autre chose, si vous remplacez le sable par un corps moins perméable, vous obtenez des bombes à retardement. Vous pourriez aussi utiliser cette technologie pour défendre vos villes.

Moutard resta un long moment silencieux. Soudain, il se raidit sur son cheval et cria à Robert :

- Suis-moi !

Et il partit ventre à terre vers le sommet de la colline. Robert qui était bon cavalier le talonnait, quant à nous, nous montions à notre rythme. Lorsque nous sommes arrivés sur la colline, tous deux étaient en grande conversation avec le maréchal Glorieux entouré de ses généraux.

- Ton idée est géniale, elle peut nous aider à semer la panique dans les rangs ennemis si nous arrivons à disposer d’assez de pots, fit le maréchal en lissant sa moustache.

- Je sais où en trouver, dit Moutard, nous conservons la graisse, le miel, les confitures dans de petits pots en terre dont le couvercle se visse, on pourrait les utiliser pour faire les grenades. Nous en avons des stocks importants dans les poteries.

- Ceci ne vous empêchera pas de bombarder la troupe avec des morceaux de carbure et d’y envoyer de l’eau. Il y aura aussitôt un dégagement d’acétylène que vous pourrez enflammer avec des flèches, précisa Robert.

Glorieux ouvrait de grands yeux en hochant la tête, le visage ouvert sur un grand sourire.

- Encore merci, je ne sais pas si cette trouvaille sera déterminante, mais elle ne peut que nous aider. Comment te remercier ? Que demandes-tu en compensation ?

- Je veux un bateau et une escorte. Nous descendrons le fleuve jusqu’à la mer sous la protection de vos archers qui bombarderont les patrouilles de Trolls, si elles essayent de nous intercepter.

- Accordé. 20 archers et 20 cavaliers vous accompagneront en longeant le fleuve de notre côté, mais ils n’iront pas jusqu’aux Marais, ils resteront en retrait. Je dois quand même te faire remarquer que les rivières ne se jettent pas dans la mer mais dans les Marais. Puis il se tourna vers un de ses généraux et lui ordonna. Envoie de suite les signaux, je crois qu’il y a une fonderie pas très loin d’ici, dans le Nord-Ouest. Fais nous livrer tout le carbure qu’ils possèdent de toute urgence. Toi ! fit-il à un autre, occupe toi des pots, pendant que les autres donnent des consignes aux archers pour adapter leurs arcs au lancer des grenades et préparer des flèches incendiaires.

Plusieurs officiers partirent au galop vers leurs troupes, alors que deux soldats de Moutard fonçaient vers les cantines récupérer les premiers pots.

Glorieux discuta avec ses généraux puis s’approcha de Robert.

- Les Gramards continuent d’arriver, l’ennemi ne bougera pas avant demain au plus tôt. Ca nous laisse tout le temps de nous préparer. Nous les attendrons de l’autre côté du premier fleuve et un détachement d’archers se déploiera sur les arêtes de la colline pour les empêcher de nous prendre à revers. De mon côté, je ferai tout pour t’aider à passer, je te le dois bien, par contre nous ne devons pas gâcher notre petite chance de réussite grâce à ta providentielle tactique. La moindre erreur remettrait tout en cause. Si par exemple, si vous essayez de partir maintenant et que nous soyons contraints d’utiliser ta technologie, adieu l’effet de surprise. Il n’est donc pas question pour vous de partir de suite, ni de partir en plein combat où vous prendriez trop de risques. L’instant le plus favorable pour vous et pour nous sera quand l’ennemi commencera à se mettre en mouvement et approchera du fleuve. A mon avis ce sera le moment le plus opportun pour vous, car si vous partez maintenant et qu’ils vous surprennent au bord de la mer, vous êtes foutus. Ils tiennent le Sud et des patrouilles le sillonnent. Nous sommes loin de ce secteur et ne pourrons rien faire pour vous. La section de Moutard n’est pas autorisée à se battre isolément. Ils sont faibles et peu aguerris. Est-ce que ma proposition te convient ? D’autant plus qu’en opérant ainsi, ce ne sont pas 20 archers qui vous protégeront, mais une grande partie de mon armée.

- D’accord maréchal, j’accepte. Vos propositions me conviennent.

Le Maréchal rejoignit ses officiers et Robert nous confia l’œil brillant de malice.

- Ce qui m’intéresse le plus, c’est le bateau, les marécages, très peu pour moi, nous serons plus en sécurité sur un bateau. Les Trolls n’en ont pas. Dès qu’on sera dans les marécages, on piquera sur la mer qui ne doit pas être très loin.

- Vous ne serez pas au bout de vos peines, car je crois que plus loin, la mer se termine dans des marécages, précisa Moutard.

- Sais-tu comment s’est formé ce monde souterrain ? lui demanda Pierrot.

- D’après la légende, autrefois, la Méditerranée venait jusqu’ici et puis un jour la montagne a surgit, droite, haute, elle montait très vite et elle a monté si haut qu’elle s’est couchée, emprisonnant cette mer. Avec les années, la terre l’a recouverte et l’a cachée aux hommes.

- Ca ne m’étonne pas, approuva Robert, les falaises hautes et droites du Vercors en sont les vestiges. La vallée du Rhône se trouve entre deux montagnes. Si elles se sont couchées, ce phénomène devient possible. C’est ce qui a dû se produire il y a des millions d’années.

Une heure plus tard nous commencions la préparation des grenades.

- Surtout, insista Robert auprès de Glorieux venu assister à l’essai, il faut mettre l’eau à la dernière seconde, juste avant de lancer, sinon elle vous éclate dans la main. Attention, je fais un essai.

Il fit signe aux spectateurs de reculer, versa un peu d’eau dans le pot, vissa le couvercle rapidement et jeta le tout le plus loin possible. Arrivé au sol, le pot explosa éparpillant ses débris sur plus de cinquante mètres à la ronde. L’explosion surprit les assistants peu habitués à ce type de manifestation aussi bruyante.

- Et tu penses que les gaz brûleront ?

- Oui, à condition qu’il y en ait suffisamment. Il vous faudra concentrer les tirs sur des points précis, puis en choisir d’autres et toujours bien concentrer les tirs. Même s’ils ne brûlent pas ils les incommoderont puisqu’ils sont toxiques. Donnez les instructions à vos soldats.

- Si je vous ai bien compris, intervient Pierrot, vous projetiez de les attendre de l’autre côté de la première rivière. Si vous possédez beaucoup de carbure rien ne vous empêche de déposer de suite avant qu’ils n’arrivent des petits blocs de carbure entre des pierres pour qu’ils ne soient pas trop écrasés. L’eau qui sera projetée des pots suffira à déclencher la réaction ce qui ne vous empêchera pas de balancer aussi des bouteilles d’eau. Non seulement les gaz s’enflammeraient mais ils pourraient aussi exploser dans l’air selon la densité des mélangent gaz/air.

- Excellent, excellent ! jubila le Maréchal, on va se mettre de suite au travail. Merci jeunes gens et si je ne vous revois plus, bonne chance. Je souhaite que vous en réchappiez, et si le sort vous était favorable, ne parlez pas de nous à vos concitoyens. C’est tout ce que je vous demande. Nous avons assez de malheurs ici. Attendez d’avoir mon signal pour partir et encore Merci.

9.

Nous allions de catastrophe en catastrophe. Notre belle étoile s’ était envolée. Il faut aussi dire qu’ici il n’y a ni ciel, ni soleil, et évidemment pas d’étoiles. La clarté est donnée par des mousses phosphorescentes collées sur la voûte et aussi par des roches lumineuses. Je soupçonne aussi un peu de magie, car de toute évidence nous ne sommes pas dans un lieu régit par les lois physiques et mathématiques, comme à la surface. Jeanne nous donnait de grosses inquiétudes, elle ne parlait plus, restait recroquevillée sur elle même, à deux doigts de craquer. Prise par les événement et la tension sous laquelle nous vivions, je l’avait un peu délaissée. Heureusement Pierrot ne la lâchait pas et s’occupait d’elle mieux qu’un frère. Nous avions maintenant pris l’habitude de nous éloigner d’elle pour parler de nos problèmes. Après le repas de fin de journée, le gros des troupes commença sa migration de l’autre côté de la rivière. Un détachement d’archers et de fantassins, restèrent sur les crêtes pour surveiller l’ennemi. Une heure plus tard, nous atteignions la berge de la rivière. Loin derrière nous, des nains s’affairaient pour planter des tentes afin que les soldats puissent se reposer par roulements, bien que la température clémente ne l’imposait pas, on pouvait très bien dormir à même le sol. Moutard nous conduisit à notre barque. Un grand nombre d’elles était amarré contre la berge, côté rive gauche, d’autres arrivaient.

C’était une barque en excellent état, robuste, assez grande, équipée de 2 paires de rames. Robert l’inspecta en grimaçant.

- On va pas faire de vieux os là dedans, nous allons servir de cible aux archers des Trolls. Il faut nous faire un toit escamotable avec de bonnes planches et prévoir des ouvertures pour tirer à l’arc ou balancer nos grenades.

- C’est prévu, fit Moutard en souriant. Nous attendons le bois, il ne va pas tarder d’arriver. Nos charpentiers vont vous installer ça en un tour de mains.

Quatre cavaliers au petit trop longeaient la berge. Je reconnus le maréchal Glorieux, accompagné de son aide de camp, du général Fortin et du chef d’escadron Mars. Ils effectuaient un dernier état des lieux.

- Cette barque vous convient-elle ? nous demanda le maréchal.

- Oui, répondit Robert, elle me paraît robuste, elle sera parfaite quand elle sera équipée de protections.

- Rassurez-vous, ce sera fait.

- Si j’ai bien compris, vous les attendez ici, lui dit Robert, il fit une moue et ajouta : malheureusement, s’ils forcent le passage par la colline, vous l’avez dans le ba-ba.

- C’est bien là le problème. La rivière est notre meilleure position de défense. La guerre c’est un peu une loterie, on joue, on gagne ou on perd.

- Je crois que vous êtes mal partis. Napoléon gagnait toutes ses batailles car il était plus rapide que les autres et surprenait toujours ses ennemis dans des lieux favorables où ils ne l’attendaient pas. A lui seul il a vaincu l’Europe coalisée contre lui.

- Tes théories son très bonnes, mais que veux-tu que nous fassions ?

- Possédez-vous de grosses quantités de carbure de calcium.

- A foison, des cavaliers ne cessent de nous en amener.

- Il faut donc les forcer à passer par ici. A mon avis, c’est possible en usant d’un petit stratagème. Depuis la frontière, sur le flanc de la colline jusqu’ici, vous étendez une grande quantité de carbure sur le sol et quand l’ennemi commencera à bouger, vous y mettez le feu après l’avoir aspergé d’eau. Ils se heurteront à une barrière de feu et seront contraints d’abandonner le passage par la colline et de se diriger au Sud ici.

Glorieux émit un petit sifflement de satisfecit.

- Félicitations. Tu es plein d’idées. Je te prends dans mon conseil de guerre et je te nomme général.

- Gardez vos titres pour vous. Ce qui compte pour nous, c’est de rejoindre la surface.

- Dommage. As-tu d’autres idées ?

- Bien sûr, j’en ai plein. Puisque vous avez la possibilité de les forcer à passer par ici, réservez leur des pièges efficaces, au lieu de vous tourner les pouces en attendant qu’ils vous tombent dessus pour vous massacrer. Par exemple, vous creusez des tranchées profondes dans lesquelles vous plantez des pieux bien pointus, vous mettez du carbure au fond et le tour est joué, ils vont s’empaler et griller.

- Tu plaisantes, ils verront les tranchées et les contourneront.

- Non ! Si vous les camouflez en mettant des poteaux supportant un plancher. Dessus, vous le recouvrez de terre pour le dissimuler. Votre plancher devra être assez costaud pour que la première vague puisse passer sans le faire écrouler. Je pense que vos archers viendront facilement à bout de la première vague. Les planchers ne doivent s’écrouler que lorsque le gros de la troupe arrivera, lancé derrière les avants-gardes.

- Géniale ton idée. Félicitations Robert. J’étais certain qu’en passant ici et en discutant avec toi, je glanerais encore de bonnes idées.

- A vous maintenant d’élaborer la meilleure tactique. Moi, je placerais de l’autre côté de la rivière, une section d’archers qui attendra à découvert. L’ennemi leur foncera dessus. Quand ils seront à portée de tir, ils redresseront devant eux des panneaux de protection posés sur le sol et pourront ainsi balancer les grenades et les flèches bien à l’abri. Un rang d’archers en première ligne et derrière eux, un rang de soldats chargés de lancer les grenades. Surtout, n’oubliez pas de ranger les barques de l’autre côté du fleuve sur la rive droite pour leur permettre de se replier sous la protection des archers placés de ce côté, quand le gros des forces ennemies arrivera. Croyez-moi, si vous mettez suffisamment de carbure pour provoquer un gros incendie, les assaillants vont s’affoler et s’enfuir, ce qui vous aidera à les neutraliser. Même s’ils sont nombreux, un ennemi qui fuit est un ennemi battu. Vous aurez certainement de lourdes pertes car il ne faudra pas vous presser pour déclencher l’incendie et attendre que le gros de leurs forces soient engagé, mais si vous possédez beaucoup de grenades, vous avez une chance.

- Oui, la guerre n’est pas gagnée, ils sont très nombreux. Aux dernières nouvelles, ils disposeraient de plus de 5000 Gramards. Seule ta stratégie si elle réussit peut nous sauver.

- Autre détail, je vous conseille de faire des tranchées assez larges à cause des chevaux.

- Ils ont peu de chevaux.

- Si j’étais eux, je cacherais ma cavalerie, engagerais le combat et ferais donner la cavalerie ensuite pour contourner l’ennemi et couper ses approvisionnements.

- Félicitations Robert, le peuple des nains te sera éternellement reconnaissant. Excuse moi, je dois donner des ordres pour appliquer ta stratégie. Nous n’avons plus une minute à perdre.

Sur ce, les quatre cavaliers firent demi tour pour rejoindre le reste de l’Etat Major.

Moutard ouvrait de grands yeux illuminés et balbutia.

- Merci Robert. En vérité, je ne sais comment te remercier. Demande-moi, tout ce que tu voudras.

- Je n’ai que l’impossible à te demander, alors je ne te demande rien. Nous on est pas d’ici. Je crois qu’il va y avoir une grande casse. Charge notre barque, nous partirons dès qu’elle sera prête, pas question d’attendre. Si vous gagnez la bataille, tu présenteras mes excuses à Glorieux de notre part. Je te rappelle qu’au départ tu devais nous accompagner jusqu’aux Marais sans attendre. Nous sommes dans la logique des consignes initiales.

Par chance, les charpentiers arrivaient et se mirent de suite au travail. Des professionnels très habiles. Nous sommes restés assis à les regarder travailler, émus et aussi très angoissés par l’approche de notre départ. Nous parlions un peu de tout, mais aucun ne fit allusion au Monde des Marais. Nous savions que de terribles épreuves nous attendaient là-bas, et surtout, nous ne savions pas où nous déboucherions si par chance nous réussissions à les traverser.

- Robert, d’où te vient toutes ces idées ? Tu n’as pourtant fait aucune école de stratégies militaires, demanda Jeanne.

Enfin, elle parlait.

- Des jeux ma petite Jeanne et surtout des films sur les grandes batailles des Grecs et des Romains, je me suis contenté d’y ajouter la science du carbure. Je me souviens d’un film ou les Grecs ou les Romains, je ne sais plus, étaient en infériorité numérique. Ils ont laissé les ennemis les attaquer, au petit matin, au lever du soleil, et quand ils furent à bonne distance ils ont tourné leurs boucliers, aveuglant les assaillants par la réverbération des rayons du soleil.

- Oui, je me souviens, j’ai vu ce film, s’exclama Mario. La nuit ils avaient creusés des pièges avec des pieux. La scène était formidable. Les assaillants chargeaient en courant et soudain, alors qu’ils approchaient des pièges, les défenseurs ont fait pivoter leurs boucliers, la lumière du soleil levant les a aveuglés et ils sont venus s’empaler sur les pièges, les chars explosaient en tombant dans les fossés. Une scène grandiose.

Pendant ce temps, les nains ne chômaient pas. Des soldats, certainement aidés par les populations des villages les plus près, armés de pelles et de pioches commençaient à creuser les fosses de l’autre côté de la rivière.

Les modifications de notre barque avançaient. Ingénieux, les nains clouaient sur les plaques rajoutées et les bords, des bandes métalliques. Les provisions que nous devions emporter s’accumulaient sur la berge. La rivière laissait glisser une eau cristalline, où jouaient des bancs de poissons. Moutard souriant, nous désigna un grand récipient rond.

- Ce bac est étanche, je l’ai rempli de carbure, comme ça, si jamais vous chavirez, vous pourrez toujours en sauver une bonne quantité. Ne suis-je pas gentil  avec vous ?

- Si Moutard. On gardera malgré tout un bon souvenir de toi, tant qu’on vivra bien sûr, répondit Robert. Pour te remercier, je vais te poser une question. Connais-tu les bombardes ? Ou les catapultes ?

Moutard écarquilla de grands yeux étonnés.

- Non, je ne vois pas.

- Autrefois, pendant le siège des châteaux forts, les assaillants, balançaient par dessus les murs des châteaux, des projectiles enflammés pour déclencher l’incendie de l’autre côté des murailles et aussi sur les défenseurs. Robert s’arma d’un bout de bois et dessina sur le sol. Regarde ! Tu as deux poteaux verticaux, vers le sommet un axe sur lequel pivote une planche ou un madrier. Tu poses ton projectile sur partie de la planche qui touche le sol, l’autre partie est donc en l’air à cause de l’axe. Tu fais tomber une grosse pierre sur la partie haute du madrier à l’opposé de ton projectile, et hop ! Ton projectile s’envole à plusieurs centaines de mètres selon les bras de leviers et le poids de la pierre. Pour les grosses pierres, ils se servaient d’une poulie fixée sur un poteau. Vous pourriez en installer tout un rang le long de la rivière et ainsi foutre le feu ou massacrer vos ennemis à plus de 100 mètres d’ici. Pierres plus feu, ça va être leur fête.

On ne sut jamais si Moutard avait entendu la dernière phrase car déjà il partait au galop.

- J’avais pas pensé aux catapultes, fit Pierrot, avec cette nouvelle arme, ils peuvent gagner. Peut-être ferions nous bien d’attendre l’issue de la bataille et rester avec eux plutôt que d’aller croupir dans les Marais.

- Lorsque la bataille sera engagée, nous ne pourrons plus fuir. Les Trolls et les Gramards sont des êtres horribles, je ne veux pas avoir affaire à eux. J’en tremble rien que d’y penser. N’oublie pas qu’il y a plus de 5000 Trolls et 5000 Gramards. Et s’ils contournent la colline et viennent par le Nord. Les nains sont foutus. Certes, ils sont forts, vaillants, courageux, leurs guerriers se feront massacrer sur place mais ne reculeront pas. Crois-moi, c’est un spectacle que je préfère ne pas voir. Plus on sera loin, mieux ça vaudra.

- De la colline avec les lunettes, tu les as vus, à quoi ils ressemblent ? demanda Jeanne.

- Les Trolls sont affreux, grands, gros, velus, avec des têtes de molosses prêts à mordre. Oh ! Ils sont bien armés. Ils portent des cuirasses, des épées, des sabres, des casques. Quant aux Gramards, n’en parlons pas. Imagine un gros ours affreux avec une gueule de crocodile.

- Pouah ! fit Jeanne épouvantée, rien que d’y penser je me sens mal.

- Voilà pourquoi, dès que la barque sera prête, on fout le camp. Je préfère affronter les Marais que les Trolls et les Gramards. J’ai moins peur des monstres et des sorciers que d’eux. Si par malheur, nous ne pouvons les franchir, on reviendra. Bien que nos relations avec les nains s’améliorent, il reste malheureusement Jacquemette et elle, elle restera intraitable.

Les charpentiers terminaient la barque et déjà les hommes de Moutard commençaient le chargement des vivres, armes, outils et provisions de carbures.

- On attend pas Moutard ? demandais-je.

- Je lui accorde cinq minutes, pas une de plus.

Un cavalier arrivait ventre à terre. C’était Moutard. Nous étions déjà installés dans la barque. Pierrot et Mario, préparaient les rames. Moutard plongea vers nous.

- Le maréchal t’envoie ses félicitations et ses remerciements. Tous ses vœux vous accompagnent. Il est d’accord, vous partez quand vous voulez.

Il fit signe à ses soldats de monter dans la barque devant nous et sauta dans la notre.

- Je fais le début du parcours dans votre barque… au cas où Robert aurait encore une idée géniale et il ajouta dans un sourire complice : en réalité c’est pour rester le plus longtemps avec vous. Je vais vous regretter mes amis. La construction des catapultes est lancée, nous allons les monter sur roues pour pouvoir les déplacer facilement. On installera solidement un récipient sur la planche et nous balancerons des boues enflammées. Dans le Nord, nous avons des marres emplies d’un produit vert, visqueux, inflammable.

- Je vois, ce doit être du brut de pétrole, précisa Robert.

- Nous, on appelle ça du Bugnat, on n’en a aucune utilisation. On va en faire des grosses boules qu’on enveloppera d’un tissus léger pour les faire tenir. Nos charpentiers sont d’excellents ouvriers, ils ont promis de nous fournir un arsenal de catapultes en peu de temps. Heureusement, car je crois que nos ennemis commencent à bouger. On en placera évidemment ici et aussi dans le Nord avec de petits groupes de soldats au cas ou nos assaillants prendraient la fantaisie de nous contourner. Ils sont encore plus nombreux que nous ne pouvions l’imaginer.

- Ils ont donc la possibilité de vous attaquer sur deux fronts. Quand ils vont voir qu’ici, ils y laissent des plumes, ils ouvriront un autre front.

- Le Maréchal prévoit des unités rapides pour faire face. Je pense qu’avec les catapultes on doit pouvoir les freiner, le temps de prendre d’autres dispositions.

Le courant était faible mais suffisant pour nous faire progresser sans risques exagérés. Nous suivions la barque des soldats de Moutard. Sur notre passage, des nains affairés levaient parfois la tête et nous adressaient un petit geste amical. La guerre resserre les liens des gens qui sont dans le même camp. Mais étions nous vraiment dans le même camp que ces nains qui nous envoyaient dans ces maudits Marais ?

 

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